Télématin chronique librairies
Je suis un écrivain iranien las d'écrire des récits sombres et amers, des histoires peuplées de fantômes et de narrateurs décédés qui ne peuvent se terminer que par la mort et la destruction. Je suis un écrivain qui, au seuil de la cinquantaine, a compris que le monde prétendument réel qui nous entoure contient déjà assez de morts, de destructions, de chagrin, et qu'il n'a pas besoin d'alourdir davantage l'atmosphère de défaite et de désespoir.
Au cours de notre histoire vieille de plusieurs millénaires, nous les Iraniens avons toujours cherché à rendre possible l’impossible. Pendant une certaine période où la censure imposée aux films et aux programmes de télévision était la plus sévère, le censeur chargé de visionner les programmes de la 3, chaîne gouvernemental était aveugle.
Cette nouvelle constitution autorise l’impression et la publication de tout livre et journal et interdit formellement la censure et tout examen préalable. Malheureusement, cependant, notre constitution ne signale pas que ces livres et autres publications ont le droit de sortir librement de l’imprimerie.
Mais retournons à l'université de Téhéran...
Les étudiants reçoivent toujours des coups de matraque...
Non. Cette phrase ne plaira pas du tout à M. Petrovitch. En outre, du point de vue de la littérature iranienne, ce n'est pas une information le moins du monde passionnante, parce que dans mon pays, depuis la fondation de la première université, se faire tabasser et être jeté en prison a toujours fait partie du programme obligatoire des études.... Voilà donc comment je vais effectuer la transition pour reprendre le fil de mon récit : Revenons ensemble à ce beau jour de printemps dans la rue de la Liberté...
La police antiémeute poursuit ses efforts pour disperser les étudiants. (...)
A la lumière de la bougie, je vais placer ma main autour de l'ombre de ta taille . Je vais danser la tango avec toi . Désirant goûter l'azur de la méditerranéenne, je vais baiser l'ombre de tes lèvres tachée de vin . Je vais devenir une ombre, me perdre dans ton ombre .
Nous nous envolerons vers la méditerranéenne et sur le sable doré de la plage nous allumerons un feu avec notre Amour céleste, et nos ombres se sépareront dans les flammes, nous retrouverons une forme terrestre, deviendrons deux roses rouges dont les tiges s'enlacent, nos épines nous piquant l'un l'autre, tandis que nous danserons dans le vent .
Peut-être ne me croirez-vous pas, mais c’est un fait qu’un grand nombre des romans de Danielle Steel ont été traduits en farsi et, comme leurs imitations iraniennes, sont réimprimées des dizaines de fois et avec de forts tirages. J’adorerais rencontrer Danielle Steel un de ces jours et lui demander tout à trac : qu’avez-vous fait pour que M. Petrovitch accorde si généreusement la permission de quitter l’imprimerie, après avoir, il va s’en dire effacer les scènes des baisers ?
Je veux de tout mon être écrire un roman d’amour. L’histoire d’amour d’une jeune fille qui n’a jamais vu l’homme qui est amoureux d’elle depuis un an et qu’elle aime beaucoup. Une histoire dont le dénouement débouche sur la lumière. Une histoire qui, même si elle ne se termine pas bien comme els films romantiques hollywoodiens, aura quand même un dénouement qui ne fera pas craindre à mes lecteurs de tomber amoureux. Et, bien sûr, ce sera un roman qu’on ne pourra pas accuser d’être politiquement engagé. Le problème, c’est que je souhaite publier mon roman d’amour dans mon pays. A l’encontre de ce qui se passe dans beaucoup de pays, écrire et publier un roman d’amour dans mon Iran bien-aimé n’est pas tâche facile.
Tout comme un crayon peut librement écrire les mots d’une histoire d’amour nauséeuse pleine d’allusions et de sous-entendus sexuels afin d’alimenter une culture contre-révolutionnaire corrompue, il peut également servir à biffer les phrases de cette même histoire. De la même manière qu’un crayon, dans la main d’un auteur dépraver, d’un espion ou d’un traître, peut tracer des mots qui, consciemment ou inconsciemment, risquent de transporter les virus d’une culture décadente occidentale, il peut aussi, grâce à sa pointe aiguisée, pareille à l’aiguille d’une seringue, injecter dans les veines de la population le vaccin contre ces mêmes microbes antirévolutionnaires.
Alors qu'il avance dans sa lecture, page après page, les mots commencent peu à peu à se livrer à d'étranges ébats sous ses yeux. Au milieu du murmure des mots dans sa tête, il entend de mystérieux chuchotements qui le mettent sur ses gardes. Pris de soupçons, il revient quelques pages en arrière et lit plus attentivement. A présent la sueur perle sur son front et ses doigts sont pris de tremblements en tournant les pages. Plus il se concentre, plus les termes criminels se défilent. Ils s'esquivent, les phrases s'entremêlent. Allusions discrètes, assertions claires, insinuations et connotations tapies dans l'ombre se mettent à tourbillonner dans sa tête, créant un véritable charivari.
Dans ses brillants cours et conférences sur la littérature, Nabokov a dit : « La littérature est née le jour où un jeune berger a crié au loup, alors qu’il n’était pas poursuivi par un loup. »
Mais c’est trop simple. Moi, je dirais que les meilleurs récits romanesques sont ceux dans lesquels le petit affabulateur, ou le romancier, court en criant Au loup ! Au loup ! et qu’un loup qui n’était pas là avant surgit soudain derrière lui.