Sibylle Vincendon

Né en Pologne, Haïm Weizmann avait fait des études de chimie en Angleterre, puis mis au point un explosif offert à l'industrie de guerre anglaise. En échange de ce cadeau, il avait obtenu des Britanniques la promesse de l'établissement d'un foyer juif en Palestine. C'est la déclaration Balfour de 1917. Ce texte très court, une simple lettre, assure que le gouvernement britannique "emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif , étant clairement entendu", point délicat, "que rien ne sera fait qui porte atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives de Palestine." Deuxième partie de phrase vite effacée. Un classique de l'Histoire. Rocard avait dit que la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde et on a oublié qu'elle devait néanmoins "en prendre sa juste part".

Rosette n'a pas beaucoup de culture de l'architecture ou des beaux-arts, elle réagit dans un premier degré de gamine époustouflée, éblouie par la décoration néomauresque du Mena House, ses salons dégoulinants d'orientalisme doré, ses lustres monumentaux et ses portraits géants de Napoléon III et de l'impératrice Eugénie, trace plus conséquente de leur passage qu'une signature dans un livre d'or.

Il y a pire que le Mena House. Rosette n'y a jamais mis les pieds mais elle est curieuse de voir le lieu. Bâti en 1869 à la demande du khédive Ismaïl Pacha face aux pyramides pour accueillir les invités de l'inauguration du canal de Suez, dont Napoléon III et l'impératrice Eugénie, le palace impressionne encore. Je me promène sur un site intitulé "Historic Hotels of the World, Then and Now", sorte d'avant-après pour des établissements qui ont dépassé le siècle. Dans le cas du Mena House Hotel of Giza, le webmestre veut démontrer que vous et moi pouvons séjourner dans la même ambiance que son altesse royale le prince de Galles invité par le khédive en 1889. Les photos du lobby, de la salle-à-manger Al-Rubaiyat, d'une guest room et surtout de la guest room sur la Grande Pyramide, respirent, si l'on ose dire, une forme d'éternité.

Pièce d'un Empire ottoman déliquescent, l'Egypte est d'abord une "colonie de capitaux", selon le terme qu'a déniché l'historien Samir Saul dans le journal des débats de l'époque, un pays auquel les Européens prêtent de l'argent tant et plus via les emprunts que souscrit le khédive Ismaïl sur le mode "L'État c'est moi". Plus il s'endette, plus les Anglais et les Français poussent le pays vers la monoculture du coton, qui rapporte vite et gros. A eux surtout. Les Français sont les plus importants détenteurs de la dette égyptienne mais les Anglais, après la guerre anglo-égyptienne de 1882 - pas si facilement gagnée d'ailleurs -, ont racheté le protectorat de l'Égypte aux Ottomans. Bref, la "colonie de capitaux" ressemble à la colonie tout court.

13 mars 1938. La voix de CBS World News résonne dans le salon. "Right at this moment, Austria is no longer a nation, it is now officially a part of the German Empire. The Nazis are at all their might to bring Austria under complete nazi domination. Chancellor Schuschnigg flew to Hungary, Jews, catholics and former government and officials have been jailed.." Claire et Jacques se regardent, stupéfaits. Deux jours qu'ils écoutent les nouvelles, qu'ils entendent que Hitler a massé des troupes à la frontière autrichienne mais une annexion, un pays rayé de la carte, Claire refusait de croire que c'était possible. L'Autriche est annexée au Reich.

Georges Catroux, visage sec et petite moustache, est le seul haut gradé en poste dans les territoires de l'empire colonial à avoir refusé la défaite de 1940. Destitué par Vichy, il se rallie à de Gaulle dès le lendemain de l'appel du 18 juin. Il est élégant, cultivé, bon cavalier et convaincu de la légitimité des aspirations nationalistes des peuples du Moyen-Orient. C'est le plus proche collaborateur du Général, délégué général puis haut-commissaire Syrie-Liban. Catroux ira jusqu'à accorder l'indépendance à la Syrie et au Liban, avec la conviction qu'il faut aider ces pays à former leurs élites. Un moderne.

"Puisque tu veux que je te dise, je pense juste que l'armée française n'est pas prête. J'ai lu un livre très intéressant à ce sujet, Vers l'armée de métier, écrit par un certain colonel de Gaulle. Il explique le retard pris sur les blindés, il est assez critique sur la stratégie de notre état-major, rien de très rassurant mais courageux pour un haut gradé." Claire accuse le coup. Les militaires ont des doutes, même eux. "Alors, si l'Angleterre et la France entrent en guerre, elles perdront ? " "Ce n'est pas certain", répond-il.

Pourtant, entre Français et Anglais, dans l'Égypte de cette fin de XIX° siècle, les motifs de querelle sont sérieux. D'un côté les brillantes réceptions, de l'autre les intérêts économiques défendus pied à pied. Les Anglais n'ont pas digéré que les Français aient réussi à creuser le canal de Suez, sur la route de l'Inde, leur route. Mais ils se sont vengés quand, en 1875, ils ont racheté au khédive ses actions de la Compagnie de Suez, dans le dos de l'adversaire et à bas prix. Coup double !

Entre les pattes de mouche du Dr Katz, la Méditerranée s'infiltre, gonfle, me saute au visage. Une envie brutale d'être sur ce rivage-là me prend aux tripes, violemment. Les côtes de l'Égypte, de la Palestine, d'Israël maintenant, les orangers de l'oncle Georges sur les collines d'Haïfa, les équipées à Beyrouth, tout cela uni par la même mer, la même lumière, les mêmes parfums dans le vent du large. Mare Nostrum, disaient les Romains. La mienne.

Claude revient en France par la Méditerranée, par la seule partie du pays portant en elle un peu de l'air de la côte d'en face, parfois un souffle de sirocco et une brume de sable du Sahara. Dans le Languedoc, Larry retrouvait l'atmosphère de Corfou, assurent les durrelliens. Quand le cagnard d'été écrasait les ombres, Claude, elle, faisait la paix avec sa part d'Égypte.