Citations de Sophia Laurent (77)
Il comprend qu’il a face à lui l’un des dix. Son regard noir se trouble. Je me tends, prêt à fuir. Ce qu’il ne me permet pas de faire. Non. Il se décale pour me laisser entrer, un « dépêche » filtrant entre ses lèvres. Je me faufile à sa suite dans l’appartement, tandis qu’il tourne les trois verrous derrière lui et s’adosse à la porte, cette fois-ci totalement réveillé.
Je sais que je dois partir, que je dois quitter Manhattan, que je dois fuir au plus loin. Mais, comment faire ? Je suis seul, recherché par tous, et bientôt, il fera jour. À la lumière du soleil, je serai visible, j’aurai une cible plantée dans le dos. Il faut que je trouve une cachette solide avant ça, ou un moyen de sortir de l’île.
Il s’isole du monde parce qu’il en a peur, parce qu’il se croit différent. Je le sais, je l’ai toujours senti. Et d’un côté, il a raison, il n’est pas comme les autres. Il diffère de ces types qui veulent tout, qui ont tout, et qui ne sont jamais satisfaits. Côme est… unique. Il a une sensibilité qui fait sa différence. Il n’est pas comme les autres et c’est pour ça qu’il est mon ami. Je veux l’aider. Je vous en prie. Laissez-moi faire.
Les larmes brouillent ma vue, s’infiltrent entre mes cils. Je bats des paupières pour les chasser et fais un pas vers la femme qui continue à me regarder comme si j’étais un déchet humain.
Quelqu’un s’amuse à mettre sa main à mes fesses, profitant de l’effet compact de la cohue pour rester invisible. Mais je ne cède pas, je fends la mer d’inconnus pour parvenir au niveau de l’entrée.
Je suis depuis toujours une étrangère face à cette liesse. Loin de la joie malsaine engendrée par la traque, indifférente à l’effet qu’elle procure à beaucoup. Le monde ne tourne pas rond, je le regarde dériver vers l’absurde. Et maintenant que mon ami est concerné, c’est encore pire. J’ai l’impression de voir réellement l’ineptie de toute cette folie.
Je suis en train de mourir, je le sens. Mon palpitant se bat contre moi. Il m’abandonne, me lâche. Il me siffle que je suis trop mauvais pour exister. Dans ma tête, l’image d’un diable rouge, celui en moi, qui me frappe à coups de couteau. « Meurs, meurs, meurs, tu ne mérites pas de vivre, tu ne le mérites pas ! ».
« DÉTESTABLE. Voilà ce qu’est ce jeu. La preuve que l’humanité n’existe plus, que sa perversité a atteint le monde ! On devrait tuer tous ceux qui participent et aident à traquer les dix ! On devrait buter les Finch ! À MORT LES FINCH ! VIVE LIBERTY » !
Le meilleur, dans une partie de chasse, c’est ce moment où vous cherchez et traquez votre proie, et non celui où vous l’abattez…
Les personnes bien, qui ont une âme, un cœur ! Cette ville se meurt sous un formalisme, un mouvement de masse qui oblige chacun à être comme les autres, à ne pas sortir du lot. On n’aime plus, on ne vit plus, on ne sourit plus, c’est trop has been. On ne montre plus ses émotions, ses sentiments.
Dans son regard si noir, la tendresse d’une mère, cette douceur que je ne connais plus. Je mords ma langue pour ne pas fondre en larme et plonge dans ses bras. Elle me serre contre elle en tapotant mon dos, me réconfortant dans sa langue maternelle. Ses mots me bercent, je me surprends à me détendre, à me laisser aller tout contre elle. À m’autoriser à espérer que cette nuit ne sera pas ma dernière.
Parfois, un cri m’alerte, provenant d’un appartement ou des rues à proximité. Je m’allonge alors au sol, paniqué, et attends que le bruit cesse. Je suis comme une bête sauvage, une souris traquée par un chat. Une proie.
Cet homme est parfait, doux, sensible, séduisant… et cette mâchoire… Il est incroyable. Un vrai dieu grec, aussi gentil que beau. Je pourrais passer des heures à le fixer. Parfois, je prends peur quand je réalise mes sentiments, leur force. Ils pourraient me tuer. Car je n’ai jamais autant aimé quelqu’un que lui.
J’aime ma petite sœur, j’aime sa loyauté envers ses proches, son humour, sa décadence. Mais je la hais quand elle est aussi froide, aussi distante envers ces dix personnes. Elle les appelle les « détritus », et ce depuis qu’elle est haute comme trois pommes. Pour faire comme notre père, comme une énorme part de la population. Elle oublie qu’elle aussi, elle pourrait faire partie des dix.
Choisir dix personnes dans le monde et en faire des fugitifs, des individus chassés par tous, à quoi ça sert ? Certains parlent d’une tradition. D’autres aiment juste regarder le malheur des autres devant un bol de popcorns. Il y en a qui mentionnent l’effet fou que ça fait à la population. Se regrouper autour du jeu aurait une excellente répercussion sur le monde.
Parfois, je me demande comment un tel jeu a pu être créé. Mais, dans une époque où la télé-réalité est omniprésente et le voyeurisme un état d’âme, personne n’a vu le mauvais côté de sacrifier dix êtres, si c’était pour unir tout le reste du pays. En trente ans, cet état de fait n’a fait qu’empirer. En Espagne, il existe même un jeu télévisé où plusieurs personnes sont enfermées sur une microscopique île et doivent s’entretuer. Le dernier survivant gagne. Ce jeu fait un tabac.
Ce mariage, c’est un aller direct vers ce temps où les unions étaient arrangées, où les époux n’avaient pas leur mot à dire. Peu importe que nous soyons dans un pays où la liberté est un élément fondamental pour notre peuple. Peu importe qu’il n’y ait pas d’amour. Les sentiments ? Oublions ça !
L’argent, le pouvoir, l’émission. Ce sont eux qui gouvernent nos vies.
Mon père vit pour le Jeu, c’est son unique raison de respirer. Il veut prolonger l’existence de ce que son propre père a construit, il y a trente ans. Même moi, j’ai moins d’importance à ses yeux. Il n’y a que la traque, que les dix, que la soif de courir après dix pauvres personnes, année après année. Et depuis que j’ai dépassé les vingt et un ans, il me met la pression pour que je devienne comme lui. Non, pas comme lui. Juste lui. Sa copie conforme.
J’ai l’impression qu’elle a peur pour moi à chaque fois qu’elle parle d’eux, qu’elle aimerait m’emmener dans un cocon et me protéger du reste du monde. Apple frôle toujours le sujet, sans s’approcher de ce qui fait trop mal. Avec sa douceur et sa tendresse, ses mots ne m’agressent pas, ils sont comme une caresse.
C’est comme gagner à la loterie… ça n’arrive qu’aux autres.