Sophie Marceau

La poussière

Que se passera-t-il lorsqu'elle deviendra poussière ?
L'espace tout entier s'ouvrira à elle.Le monde solide n'existera plus.Elle se baladera sur les pages des livres et dans les rainures des parquets. Elle s'accrochera aux premiers rayons du matin, aux reflets des miroirs, aux branches du plafonnier, à un regard.Aussi légère qu'un soupir.Et sur chacun des objets ici présents, elle viendra se déposer comme de la neige sur un chapeau, et les bibelots, les breloques, les babioles, les bidules et les bricoles se sentiront bien désolés.


( p.102)

Je vous méprise sourires faux et manipulateurs
Vous êtes la griffe des lâches et des avares
Vous êtes flattés d'être les pires
Et votre bouche dessine un coeur

Ses phrases tombaient les unes sur les autres comme les briques de ma maison qui s'écroulait. Ses yeux de billes ne bougeaient plus, deux ambres bleus fossilisés, d'un âge quasi préhistorique. Je reconnaissais bien là sa singularité. Je me disais qu'il en avait vu d'autres, mais moi, ça me ramenait à mon passé : des yeux barbouillés qui me regardaient comme ça, je n'en avais plus envie.

Les pierres aussi ont un corps
Des veines un ventre une ardeur
Suffisamment de matière
Pour dessiner un cœur

L'Élue

Ma mère adorait l'école et rêvait de devenir maitresse.Pas pour faire comme toutes les petites filles- elle avait toujours, pour se protéger, affecté d'être un garçon-, mais pour apprendre les fleuves et les rivières, l'histoire et la grammaire et être incollable sur l'orthographe ou le vocabulaire. Elle voulait un métier qui lui donne de l'importance et force le respect.Se faire appeler" madame" et non plus
" mademoiselle", titre réservé aux intouchables, bonnes ou vendeuses des grands magasins.

( p.144)

La poussière

Elle rêve d'un monde parfait, ce monde ressemble d'assez près au paradis que ses images pieuses lui décrivent.

(...) Voilà un pays qui la comprend, même les hommes y sont propres.Elle est aux anges.Elle est mystique .
...Sinon, le sexe semble être le cadet de ses soucis.Il se peut même qu'elle trouve plus de plaisir à astiquer ses cuivres que son mari, auraient pouffé bêtement les copines qu'elle n'a jamais eues.


( p.101)

Anatomie

" Une mère nous sépare ", dis-je sans réfléchir.
" J'étais la seule orpheline qui avait des parents ", répond-elle, amusée (...)

La Souterraine

Le dimanche, les adultes restent plus longtemps à déjeuner. Ils fument, mangent et palabrent pendant des heures, les coudes appuyés sur la table aux pattes de sauterelle dépliée pour l'occasion.La petite s'enroule autour des pieds de la chaise où son père est assis. À la manière d'un jeune lierre grimpant, elle s'aide d'un bras pour remonter et venir camper là dans le creux du nid, indéfiniment. Rien ne la décide à partir jouer avec les autres enfants.Elle chérit ce bras posé sur le sien qui agrège leur dissemblance d'homme et de fillette en un même corps. Lorsque leurs bras se touchent, elles n'en sent toujours qu'un, le sien, mais sublimé par la force d'un géant
Elle est le géant, le même homme que lui.

Maman se hérissait face à l'injustice et regardait les gens droit dans les yeux.

(L'élue)

Si j'enlevais mes chaussures, je pourrai monter à cru comme une cavalière mongole, les pieds noués dans des chiffons de fortune. J'aurais les pieds peints de henné, badigeonnés d'huile essentielle de romarin, de camphre et de menthe poivrée. On peut rêver quand on est déchaussé, rêver d'être légers.

J'avais trop de compassion pour mes personnages. J'étais faite pour mourir d'amour, pas pour me moquer de l'amour. Encore un metteur en scène, un homme donc, qui ne savait pas que j'aurais pu mourir comme Juliette, comme Eurydice, que l'actrice que j'étais pouvait redevenir enfant, néant, concentré d'amour, plus fort et plus courageux que la jeune femme que j'étais.

L'Élue

Elle aurait été un bon professeur. Avocate, peut-être, même. Mais non, adieu l'école. Une place de bonniche ferait l'affaire.
Elle avait treize ans lorsque ses parents l'envoyèrent à Paris vivre chez une tante, la soeur de son père. Aussi méchante que lui, me disait-elle.La marâtre de Cendrillon.Et ma mère, une Cendrillon, mais sans soulier de vair.Victor Hugo n'écrivait pas de contes de fées, ils savait que ce sont toujours les femmes et les enfants qui pâtissent les premiers de la misère des hommes.

( p.145)

Bleu

Toutes les fleurs sont ses préférées, une pâquerette, un crocus, une belle inconnue, toutes s'épanouissent dans son jardin imaginaire.Karen est heureuse d'avoir vingt ans aujourd'hui, c'est comme être toutes fleurs en même temps.

( p.83)

La poussière

Une prise de poids serait impossible à concilier avec ses principes stricts.Elle inflige à son corps le même châtiment qu' à ses affaires.Ses ongles sont coupés court.Pas de vernis, cela va de soi.Ses cheveux aussi sont coupés court, pas besoin d'élastiques, sa hantise.
Elle ne porte jamais de maquillage et ne se change que deux fois par semaine.Elle a ce don, inestimable à ses yeux, des gens qui ne se salissent pas.Elle fait tout propre, vit sans déplacer les objets, dort sans froisser ses draps, rince la vaisselle sans éclabousser, marche sans laisser de traces.
Sa vie est ménage : ses enfants sont malheureux, allergiques, imaginent des cochonneries. Son mari aussi.

( p.101)

La souterraine

Ils louent le rez-de- chaussée d'un pavillon de banlieue avec un garage. Ils ont un numéro de sécurité sociale, un berger allemand et une renault 16.
(...)
Pas de photos, pas de bagages, pas de projets, pas d'ailleurs.Chaque jour, on recommence à zéro...Ils construisent ce qui, déjà, est à refaire.Ils ne possèdent rien.Vivent comme des orchidées sauvages, sans terre et sans racines, au bord de la Nationale. Une seule branche leur suffit pour se maintenir, et leur branche s'appelle la France. Le père aime De Gaulle et la mère le cinéma. Ils se sont mariés à l'église.

Ma mère est belle. Pourtant née d'un sol pauvre et peu exigeant, semblable à la terre d'argile où pousse la vigne. Le travail séricigène du bombyx du mûrier a fait des merveilles pour produire tant de beauté brute. Des kilomètres de fil de soie ont fabriqué le tissu de sa peau. Probablement qu'un providentiel ministre des Affaires esthétiques a arrangé le mariage d'une brodeuse bretonne avec un sculpteur d'ivoire pour ciseler l'architecture de son visage. Cest en tout cas ce qu'elle croit. Sa beauté, à défaut du reste, dans sa vie, est un don du ciel et pas un simple héritage temporel.

Mais elle n'a rien vu, assise sur le siège passager de sa vie. Elle a regardé le monde défiler derrière la vitre. Une autre réalité. À travers la vitre, ses dix-sept ans ne ressemblaient à ceux d'aucune autre jeune fille. D'ailleurs, aucune trace de ses dix-sept années n'a été comptabilisée sur l'inventaire de sa vie. Ce n'était pas elle qui conduisait.

J'ouvre mon livre et cette lutte constante contre le temps disparaît quand je lis. C'est grâce aux livres que s'éclaircit le monde, non grâce au ménage.

Je la vois encore, les pieds emmêles dans son tas de nœuds, prise par le vertige et la peur de tomber. D'être une femme, tout simplement. Une faute, un délit. C'était à moi de m'en dépêtrer, maintenant. Là où ma mère n'avait jamais eu d'équilibre, je devais marcher droit.