Il est pertinent de distinguer entre deux interprétations radicalement différentes de l’islam. Il y a cet islam qui prône un Dieu abstrait, inaccessible, qui demeure absent jusque dans sa supposée présence. C’est cet islam-là qui privilégie la loi et l’orthopraxie et qui, dans ses expressions extrêmes, donne prospérité à l’intégrisme et au littéralisme le plus clos sur lui-même. Et il y a l’islam qui favorise l’accès à Dieu par la médiation des théophanies, des tajalliyyât, de ces manifestations de la divinité invisible à travers tous les étants visibles. Et c’est cet horizon-là qui favorise l’expérience intérieure, où se croisent le souci esthétique et la vocation éthique. Cet islam a pour maître à penser Ibn ‘Arabi (1165-1240), lequel a eu des répercussions intenses et durables dans les milieux lyriques et picturaux persans, mogholes et turcs ottomans, d’Asie Mineure à l’Inde du nord en passant par l’Asie Centrale, du XIIIe au XIXe s. . C’est par lui que s’ouvre la voie de l’amour divin qui se chante à travers sa présence dans le corps des humains. C’est là que se manifeste l’émulation pour la réalisation de la beauté par la manière de vivre comme dans le poème ou l’enluminure ou l’architecture ou le Jardin comme tout autre objet destiné à l’usage quotidien et domestique. Cette quête de la beauté qui se concrétise dans l’ordre du visible n’est que la mimésis de la beauté divine. « Dieu est beau et Il aime la beauté », dit une tradition prophétique tant citée et méditée par les soufis. Or « Dieu a créé l’homme à son image », dit un autre hadîth en écho au verset de la Genèse. C’est dans le prolongement de ces deux paroles que se réalise l’œuvre. Cette primauté de l’esthétique en islam a été entrevue par la tradition philosophique et poétique occidentale à l’âge romantique lorsque Hegel et Goethe avaient découvert les premières traductions des grands lyriques persans, particulièrement Hafêz (XIVe s.) et Rûmî (XIIIe s.). Cependant, n’ayant pas connu Ibn ‘Arabî et la matrice de la théorie des théophanies, leur réception de ces performances poétiques fut insuffisante et n’a pas été élevée à la hauteur de leur intuition. Ce n’est que par la revivification de cet islam des théophanies que les musulmans actuels peuvent se réconcilier avec eux-mêmes dans l’ouverture à l’autre en s’emparant du nœud où se lie la solidarité de l’éthique et de l’esthétique pour réduire l’hégémonie de la Loi dans leur communauté.