DOMAINE DE CHAUMONT-SUR-LOIRE CENTRE DARTS ET DE NATURE - STÉPHANE GUIRAN
Car les fées savent voir par-dessus les murs du temps.
Nouvelles fréquences. Clairvoyance. Sensibilité. Nous les enfants de demain vibrons plus haut que nos ainés. Nous avons beaucoup appris ces dernières vies. Nous venons d’hier, de demain, d’ailleurs. Avons été broyés, éclairés. Brulés même. Nous sommes les sorcières qui redescendent des buchers. Des buchers des certitudes, ceux allumés par les aveugles d’hier. Nous revenons à l’heure de la croisée des chemins, c’est notre choix. Nous savons que demain tremble, qu’il choisit aujourd’hui un chemin sans retour. Nous revenons sur le pont du navire pour donner nos yeux aux aveugles d’aujourd’hui.
Pour changer les regards. Refaire des choix. Trancher. Oser.
C’est au cœur de cette nuit que nous avons appris à dépasser tout jugement. A dépasser même le pardon. La vie est au-delà du pardon. Sur ces terres, ni faute, ni erreur. Rien. Rien à pardonner. Seulement des armées de conditionnements et des cortèges de peurs qui engendrent des actes en conséquence. Uniquement des passages à l’ombre sur le chemin du devenir. Quelque chose juge en nous dans le pardon.
Les icebergs avaient tracé dans leur jardin mille et un chemins. La proue se frayait un sentier dans ces glaces naissantes. Je flirtais avec la banquise. Ma route amoureuse m’avait mené aux portes de la grande plaine. Prairie de porcelaine blanche. Protégée par ses murailles d’îlots aux reliefs immaculés. Amandiers en fleurs dérivant sur leurs lits de nuage. Je me laissais avaler dans ce dédale opale.
Plusieurs jours durant, la glace devant. A babord. Tribord. Tous bords.
Puis la brume et ses enclumes. Les plumes de l’inconnu.
Quand revint la Lune je ne savais plus le chemin. Etait-ce doit devant ? Je cherchais les étoiles. La direction à suivre se cachait entre les façades enneigées. Le sentier et ses rebours sinuaient. Je dus me rendre à l’évidence. Les ruelles blanches me promenaient.
Je me suis abandonné à mon errance. Oubliant le temps. Oubliant même l’idée de chemin. Je goûtais les quartiers aux visages bleutés. La ville m’apprivoisait de ses charmes. Son quotidien m’avait compris. Envies. Son rythme me tenait en vie. Je croisais d’autres voiliers, eux aussi heureux d’errer. D’errer dans ce décorum. Nous échangions en surface. Convenances rassurantes. Joies aussi.
Cela dura des mois. Des mois d’insouciance. Légèreté de l’enfance. L’homme est un enfant qui joue à être grand.
La nuit je m’éveillais parfois. Je rêvais d’horizon. Pour quelle raison m’étais-je oublié dans cette cité lactée ?
Je continue. Chemin faisant, je traverse un archipel de chapiteaux blancs. Saupoudrées sur une plage d’azur, de grandes tours soyeuses moutonnent en îles de coton. Je frôle leurs hauts-fonds. Prudence. Mes voiles gonflent leurs poumons, le vent m’éloigne à grands pas de ces blancs géants.
Dérive. Je dérive entre les nuages comme un dessin posé sur l’eau. L’encre de la nuit laisse un filet dans mon sillage. Le sommeil me gagne. Orion m’endort. Les nuages rêvent encore.
Un nuage est une ville qui parcourt le monde. Une famille d’âmes ayant affrété un dirigeable de lumière. Une nurserie volante où sont élevés les enfants de demain. De leur balcon en plein ciel les pensionnaires scrutent la vie sur terre. La hauteur leur enseigne la Sagesse. Dans leur mémoire profonde se grave l’essentiel. Les mots aux yeux nouveaux. Les hautes ondes qui rêveront la Terre.
L’homme est un voilier en errance entre l’ici et l’ailleurs.
Dans l’ombre de ses cales, le poids des encres d’hier, les portraits rêvés des terres de demain. Sur les murs de sa cabine, la carte de ses mers intérieures, épinglée de points d’amers, ces îlots de certitude. Comme autant de papillons amarrés sous vitrine pour protéger leurs ailes des regards du vent.
Le vent a deux visages. En sa main, la faux qui élague les branches mortes de nos hiers. En son souffle, les nuées de pollens qui sèment l’avenir.
Le temps où nous avions un avenir s’est dissous dans le sel de l’amer. Tant doutent. Autant redoutent. Peu tracent la route.
La vie marche en boucles. Le temps est un disque rayé qui répète la même chanson tant que les paroles font recette. C’est ainsi que les mêmes histoires viennent et reviennent. Camille fait donc des boucles, comme tous les Hommes. Elle marche sur le sentier de ses aïeux...
Métamorphose.
À fleur de mât coulent les veines du bois. Les haubans tissent leurs lianes vers la canopée. Des feuilles. Des feuilles d’argent sur le velours des voiles. Un hêtre immense enlace tout le gréement. Sous le vent, l’ondulation éclairée de ses branches.
Le gouvernail lit mes pensées. Un cœur bat dans la cale. Les poumons de la charpente respirent chaque vague. Chaque goutte. L’eau. Veloutée. Son goût de sel. Le toucher de la mer sur les écailles de la carène. Une caresse iodée sur ma peau.
La vie prend ses quartiers. Illumine tout le voilier.
Je ne pense plus. Je suis.
La vérité s’endort parfois, mais n’oublie jamais. Elle dort, enfouie sous les draps du silence, jusqu’au jour où elle vient frapper à notre porte en nous regardant dans le blanc des yeux.