Stéphanie Delecroix

Il faut que je me calme où il me sera impossible de remonter sur ma moto pour repartir. Il faut que je pense à autre chose ! Je décide de me concentrer sur le rendez-vous que mon père m’a donné ce soir.

Je déteste qu’on me dise ce que je dois ou ne dois pas faire. Et puis, elle est assez grande pour faire ses propres choix.

J’ai envie de lui écraser les burnes pour lui montrer ma version du sado maso ! Bon, ok, je ne lis pas, mais comme beaucoup de monde, j’ai vu le film ! Qu’il me prenne pour une illettrée me mets les nerfs. Ma mère a pris soin de m’apprendre elle-même les bases de la lecture et de l’écriture. Notre mode de vie ne me permettait pas d’intégrer une école traditionnelle, mais ça ne m’a pas empêcher d’apprendre par moi-même. Qu’il remette ça en question m’enrage !

Depuis ma plus tendre enfance, c’est comme ça. Au départ, seul les Red Stars prenait soin d’éviter de se retrouver face à moi lors d’une baston. Voyant que ces derniers m’évitaient lors des échauffourées, le mot s’est passé de bandes en bandes, et maintenant, j’ai l’impression que mes adversaires craignent d’attraper une infection mortelle s’ils se mesurent à moi. Du coup, je suis obligée de courir après eux pour pouvoir m’amuser ! D’où ma préférence pour la bagarre dans les bars, au moins les clients ne savent pas qu’il est gravé « interdiction de taper » sur mon cul !

Il était sympa, mignon. Il a voulu se la faire, malgré nos avertissements, il lui a fait du gringue devant ton père. Résultat, je crois que jamais plus de sa vie il ne tirera son coup ! Retiens bien ça : Angel est intouchable pour les Red Stars, tout comme l’est devenue sa mère. Et vu comment vous vous êtes reniflés le cul tout les deux, évite de t’attirer des ennuis, gamin, ok ?

J’ai tout juste le temps de me protéger l’entrejambe, elle balance son genou en direction de mes bijoux de famille. Cette fille est complètement tarée ! Je me recule pour éviter un coup de poing, puis utilise l’élan qu’elle met pour essayer de me sauter dessus afin de la faire passer sur ma gauche. Nous commençons à tourner, face à face, d’un pas lent. Puis elle essaie de me griffer la figure.

Son regard est perçant, je ne peux pas déterminer la couleur de ses yeux à cause de la pénombre mais ils luisent tels deux lasers et sont braqués sur moi.
Elle se redresse, laissant l’homme se plier en deux, et soutenir son paquet qui doit être dans un état lamentable. Elle avance lentement vers moi, d’une démarche féline. Si le diable devait être tentation, il serait à son image ! Elle est d’une beauté cruelle, à la fois douce dans ses traits mais sévère dans son aspect. Rien qu’à la regarder se diriger vers moi, j’ai le sexe qui danse la gigue dans le pantalon.

Une sensation de force et de réconfort vient m'envahir dès que je suis assise. J'adore ces petits frissons que me procure mon bijou. Je démarre doucement, Polly a raison, aucun bruit, aucune odeur qui dérange, elle est parfaite !

La femme de titane, elle aime qu'on la surnomme ainsi. Elle a des vis, des plaques et des broches un peu partout dans son corps. Elle est venue trouver mon père et la moto lui étant désormais interdite, elle a proposé ses services pour conduire une semi-remorque qui nous suivrait partout. En échange, Marley lui apprendrait la mécanique. Ainsi, nous pouvions voyager plus léger et, pour certains d'entre nous, embarquer un deuxième jouet. La proposition a été accueillie avec exaltation.

Je déteste être dans l'ignorance. J'essaie toujours d’être informée, de connaître chaque potin. Et lui, il restait une énigme. Pourquoi un garçon que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève, Red Stars qui plus est, avait besoin d'un bisou de ma part pour trouver une raison de revenir ? La frustration que cela me provoque est irritante.

Je suis souvent revenue ici. Je ne sais pas pourquoi, mais au cours des années, cet endroit m’a apporté un sentiment de sérénité, que je ne peux retrouver nulle part. J'exécute le même rituel à chaque fois que je viens. Je m'assois à l'ombre, dos contre le tronc et je ferme les yeux. Je profite du calme offert par l'environnement, loin des cris et des moteurs lancés à plein régime. Même si j'adore la vie au sein de la bande, un peu de solitude par-ci, par-là me fait beaucoup de bien.

Il n'a mis aucune douceur quand il m'a pénétré, aucuns préliminaires, j’ai hurlé de douleur. J'étais prête à arrêter les dégâts mais il m'a retenue en me murmurant en boucle "ça va passer". Il a commencé à remuer en moi. Effectivement, la douleur est passée. Et là… Je me suis fait chier ! Le carrelage froid contre ma poitrine me provoquait plus de sensation que lui. J'ai à peine eu le temps de sentir quelque chose, il a poussé un cri de fillette, ses jambes ont tremblées et c'était terminé.

J'ai connu ma mère calme et attentive. Quand une bagarre éclatait, elle m'emmenait à l'écart, pour me protéger. Avant ma naissance, elle fonçait dans le tas d’après ce que les autres membres m’ont raconté, je sais de qui je tiens mon côté intrépide. Mes pensées sont interrompues par l'arrivée des autres.

Quand elle a appris mon amour de la lecture, elle m’a emmené avec elle dans sa boutique. Tous les jours, elle m'apprenait les ficelles du métier, une complicité que je n'aurais jamais espéré avoir avec ma propre mère a vu le jour. Quand Cassie est arrivée, un an plus tard, j'ai eu peur que ses petits yeux bleus remplis d'innocence et de fraîcheur entourés d'une masse de cheveux blonds de poupée, ne me relayent au rôle de vieux débris gênant. Mais je n'ai jamais perdu la place que j'avais, au contraire, Cassie m'a permis de mûrir un peu plus en ayant des responsabilités de grand frère d'adoption que je ne connaissais pas. J'étais heureux, jusqu'à ce que Jim déconne.
Penser à eux me donne des sueurs froides. Je me relève en m'appuyant contre l'arbre et me secoue pour me reprendre. Une inscription sur le grand chêne attire mon attention. Je souris en lisant le message, gravé dans l'écorce.

Le lendemain, j’ai commencé à lire des bouquins pour améliorer mes performances en tant qu’amant. Je savais quand et où utiliser ma langue, mes doigts, ma queue. Un an après, je changeais de bahut, j’avais brisé trop de cœur, les autres gars, jaloux, m'ont passé à tabac. J’ai mis un mois à les retrouver, un par un, ils se souviendront longtemps de

— Allumeuse, d'accord. Pouffiasse, pas d'accord.
Je le finis avec un bon coup de genou dans le nez, un de moins ! Je fixe la salle à la recherche de ma prochaine proie, je suis vraiment motivée ce soir ! Une fois que j’ai trouvé le parfait sac de frappe, je m'élance au milieu de l’échauffourée.

Il faut savoir que dans une bande comme la nôtre, la fidélité se fait rare. Les couples se séparent et d’autres se forment. Mes parents étaient fous l'un de l'autre. Mon père est très bel homme, son blond vire peu à peu au gris, ses yeux bleus se ternissent avec l'âge.

Les hommes ! Dès qu'une femme ne correspond pas à leurs stéréotypes de princesses, ils se sauvent. Une princesse ! Manquerai plus que ça ! Autant m’enterrer tout de suite si je deviens la moitié de ces potiches écervelées, sans caractère et bonnes à engrosser !

— Bien ! Je t’appelle pour te prévenir de ne pas t’inquiéter si ton père et moi ne sommes pas facilement joignables lors des prochains jours.
— Euh… oui… pourquoi ?
J’entends qu’elle soupire avant de m’expliquer :
— Après tout ce qui est arrivé ces derniers temps, le cancer, les… drames… nous avons décidé de profiter un peu plus l’un de l’autre. Nous prenons une sorte de congé sabbatique et nous avons choisi de le passer sur la route. Comme au bon vieux temps !
Houlà… je sens le coup d’entourloupe à mille kilomètres !
— Tu n’échapperas pas au gala, maman ! Passe-moi papa !
— Mais pour qui me prends-tu ? Je t’ai promis de venir !
— Bien sûr ! j’aimerais tout de même parler à papa…
Elle ne se rend visiblement pas compte que je l’entends grommeler.
— C’est incroyable ça ! Avec tout ce que j’ai souffert pour la mettre au monde, elle s’amuse à me torturer en m’obligeant à aller me coltiner les enfourneurs de balais !
Bon… je me suis peut-être trompée, elle sait très bien que je l’écoute. J’entends le couinement qu’émet la porte de la chambre parentale lorsqu’elle l’ouvre puis elle s’exclame :
— Soan ! Notre fille unique et, visiblement tortionnaire, aimerait te parler !
Je m’imagine bien la scène. Mon père dormait certainement comme un bébé avant qu’elle ne le secoue. Je perçois la mauvaise humeur de mon père, puis il me lance d’une voix endormie.
— Bonjour ma chérie. Que se passe-t-il ?
— Il paraît que maman et toi partez en voyage… assure-toi, s’il te plaît, que vous soyez présent lors du gala de charité.
Elle est fourbe, mais je la connais par cœur… les chiens ne font pas des chats !
— Il est hors de question que je te laisse affronter cette bande de requins seule, nous serons là.
Le cri de ma mère résonne à travers le combiné.
— Soan ! Et tu vas y faire quoi à cette soirée ? Lui changer ses couches ? Lui donner la pâtée ? Il est temps qu’elle vole de ses propres ailes ! La couvrir de trop, ce n’est pas bon pour elle !
Je pouffe en entendant le ton presque horrifié qu’a emprunté ma mère pour plaider en sa faveur.
— Nous serons là. Compte sur moi. Même si je dois attacher ta mère à ma moto pour la traîner jusque-là. Non ! Angel ! Arrête !
Je perçois des bruits sourds de l’autre côté du combiné. Mon père rit, ma mère pousse un cri de surprise puis me lance :
— Il va falloir que je te laisse. Ta mère vient de m’attaquer à coup d’oreiller, je me suis défendu en l’aspergeant d’eau. Je dois fuir avant que le dragon ne parvienne à se réveiller… 
— Le dragon ? Le dragon !
— Je t’aime ma puce !
J’explose de rire alors que mon père raccroche.
Je termine de me préparer en pensant à leur couple. Malgré les années, les épreuves, les coups de bec, ils s’aiment toujours autant. Est-ce que j’aurai vécu le même bonheur avec Judas ? La douleur est plus vive que d’habitude. Mon palpitant se déchire à chaque battement lors des minutes qui suivent. Je m’agrippe au lavabo en inspirant pour lutter contre les larmes pour ne pas foutre en l’air mon maquillage. Retrouve-la.

Elle était la preuve de la trahison qui l’a amené à se conduire comme le pire des cons. Une princesse surprotégée à qui on cachait la vérité. Elle était mon interdit, mon ennemi. Mais ce jour-là, je voulais qu’elle devienne mon espoir, ma raison, mon envie. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais si je la croisse, je tenterais de tenir la promesse que je me suis faite à ce moment-là. Tel Roméo, je suis sûr qu’elle me mènera à ma perte.»