Grand entretien avec Stéphen Rostain au sujet de son livre "Amazonie, un jardin sauvage ou une forêt domestiquée".
Loin de la simple luxuriance végétale que l'on imagine souvent, l'Amazonie paysanne d'autrefois exhibait géométrie, récurrence et régularité. Le paysage précolombien avait des allures bien peu sauvages : saupoudrage de champs ouverts par brûlis tels des ocelles anthropiques dans la forêt, parcellaire temporaire de plantation sur les limons fertiles des plaines alluviales longeant les grand fleuves, immenses semis quadrillés ou sinueux de champs surélevés émergeant dans d'infinies étendues herbeuses noyées, le tout parcouru d'un dense réseau de chemins ruraux et commerciaux. Un paysage domestiqué, une nature dans laquelle l'humain ne s'est pas imposé, mais a su s'intégrer pour créer une intime interaction complémentaire.
Nous avons encore aujourd'hui une vision arrogante des habitants des tropiques, dans laquelle nous avons tendance à projeter dans les sociétés indigènes une représentation moderne de notre propre préhistoire. On se retrouve ainsi en un rien de temps sans s'en rendre compte à assimiler les "primitifs de l'ailleurs" aux "primitifs de l'avant", pour reprendre la jolie expression de Philippe Dagek.
Si le prix de cette première "Pax Americana" s'oublie, reste la "qualité" jusqu'à présent inégalée de cet effrayant génocide à l'échelle d'un continent : plus de quarante millions d'Amérindiens périrent, des centaines de "genos", de peuples à jamais rayés de la surface de la terre qui venait juste, ne l'oublions pas, de devenir ronde. Rien que pour l'Amazonie, cela représente plus de dix millions d'âmes : au début du xxe siècle encore, bien avant la mise au travail forcé des camps nazis, des compagnies anglo-péruviennes avaient, une fois de plus, réduit à l'esclavage les populations de vastes territoires amazoniens. Ils y avaient construit des camps de travail afin que les derniers survivants de quatre siècles de colonisation soient exploités pour l'exploitation du caoutchouc qui n'existait alors à l'état sauvage qu'en Amazonie et sans lequel, d'ailleurs, aucune industrie automobile n'aurait pu voir le jour.
Quand un arbre tombe, on l'entend ; quand la forêt pousse, pas un seul bruit.
[Proverbe africain]
La mythologie n'est finalement qu'un moyen parmi tant d'autres de raconter des faits historiques en utilisant le prisme de la symbolisation, de l'idéalisation et de l'héroïsation.
[...] beaucoup de légendes liées à l'or amazonien partirent des Amérindiens eux-mêmes ou de ce que l'on croyait avoir compris dans leur discours. Ainsi, le mythe de l'Eldorado prit directement racine dans des témoignages amérindiens. Très tôt, les Chibchas de Colombie racontèrent que, chaque année, un roi était entièrement enduit de poudre d'or et emporté sur un radeau au milieu d'un lac dans lequel il plongeait, accompagné de nombreuses offrandes du même métal. Ainsi naquit la légende de l'homme doré, El Dorado.
Si les premiers pas des Européens dans la forêt équatoriale furent marqués par le merveilleux et le mythologique, l'espérance d'un paradis terrestre et le fantasme d'or incommensurable, le religieux céda rapidement le pas au cruel pragmatisme de conquérants avides. Aucune gloire, ni noblesse ne vinrent illuminer les cinq cents ans qui suivirent la découverte de l'Amazonie. Les débuts de la conquête, puis de la colonisation, se caractérisèrent par la destruction, volontaire et involontaire, du monde amérindien et par l'introduction forcée d'une population africaine servile.
"L'ethno-diversité" est très profondément inscrite depuis des millénaires dans les gènes de l'Amazonie. Loin d'être en compétition avec la biodiversité, cette profusion culturelle a rencontré un champ d'innovation idéal dans cette nature riche. Œuvres monumentales ou altérations discrètes, les traces des actions humaines précolombiennes sont de toutes les façons viscéralement inscrites dans la forêt pluviale.
Le fleuve Amazone fut découvert il y a cinq siècles de manière des plus insolites. L'Amazone, "le Grand serpent Arc-en-ciel" des mythes amérindiens, est en effet le seul fleuve au monde qui fut exploré par les Européens depuis ses sources vers son embouchure, et non le contraire.
En somme, loin d'être la région insalubre et dangereuse supposée jusqu'alors, l'Amazonie fût intensément et durablement transformée par ses premiers occupants. Ces modifications affectèrent le couvert végétal, beaucoup moins naturel qu'il n'y paraît, à l'instar du sol, notamment par la création de la terra preta, et du modelé de la superficie, par la réalisation d'une multitude de terrassements.