Je me sentis partir dans un sommeil profond mais peu reposant, je le savais. L'obscurité m'entoura mais étrangement cela ne me gênait guère ; je me sentais protégée, comme dans une espèce de cocon, où rien ne pouvait m'atteindre. Je tendis les bras pour m'étirer et pour tenter de voir où je me trouvais, mais mes mains s'enfoncèrent dans un amas de terre humide et de boue, traversées par de dures mais fines racines. J'aurais pu paniquer à ce moment-là mais, étrangement, je respirais avec beaucoup plus d'aisance que sur la terre ferme et la fraîcheur de celle-ci sur mon corps entièrement nu, m'apaisait comme jamais.
Un vent léger commença à souffler et quelques branches du jeune cognassier de l’arrière-cour claquèrent en rythme sur les carreaux. Il en résulta une gigantesque et funèbre danse, presque fantomatique, de leurs ombres sur le pan de mur juste en face, tout près de moi. Je frissonnais alors. La pièce, d’ordinaire démodée et inintéressante, se montrait ici sur son jour le plus effrayant. La scène aurait pu m’encourager à me lever mais je restais silencieuse et béate à la vue du spectacle. Peut-être était-ce le fruit de mon imagination lorsque j’entrevis les ombres chinoises de deux branches qui s’entrelaçaient majestueusement dans une remarquable étreinte.
Comme la France ne me manquait guère, tout ce qui pouvait éloigner mes pensées de ce pays de malheur me rendait d'autant plus joyeuse : la bruine, la grisaille, la verdure, l'architecture brute et ancienne de ma maison et les traditions, déversées sur cette étoffe écossaise de famille aux carreaux verts et aux lignes bleu-violettes qui gisait sur la petite table basse. Fuir la France aurait dû m'apporter stabilité et plénitude, pourtant je le sentais au fond de moi… depuis mon arrivée, même si mon corps perpétuait cette volonté de nuire comme il l'avait toujours fait, ce fut toute ma raison qui s'éloignait à présent de moi.
Elle tourna encore une fois les pages précédentes, revenant ainsi en arrière pour observer les nombreux pictogrammes dont les pages étaient pourvues, et stoppa net son regard au détour d'un paragraphe mentionnant à nouveau cet homme mystérieux prénommé Alcide. Elle n'avait pas encore réalisé à quel point sa transcription allait changer sa perception de cet énigmatique personnage. Elle s'assit sous le poids de sa découverte, la bouche ouverte et les sourcils froncés. Ce signe ne lui était pas inconnu et ce n'était certainement pas la première fois qu'elle le voyait.
- C'est Gemma ?
- Qui ?
- Petite brune, affreusement polie, le sens indéniable des valeurs.. grogna-t-elle, en levant les yeux au ciel.
- Oui.. bien sûr, Gemma.. euh, eh bien, on n'est plus ensemble.
Ma mère émit un son étrange comme si elle avait arrêté de respirer.
- Quoi ? m'indignai-je. Ne me dis pas que tu es triste, maman, je ne te croirai pas !
- Non, je suis juste surprise de la façon dont tu me l'annonces ! L'achat d'un nouveau pantalon n'aurait pas été différent !
Je n'en finirais jamais d'avoir peur pour elle, d'avoir ce constant et inaliénable besoin de la protéger, quoi qu'il arrive.. et à mes dépens. Je le compris soudain : il me serait insoutenable de devoir m'éloigner d'elle, de devoir la laisser, de la perdre, comme si je reniais un devoir qui m'avait été confié avant même ma naissance. Mon cœur s'emballa, tambourinant dans ma poitrine comme à l'orée d'un évènement extraordinaire ou d'une décision cruciale pour mon avenir.
Mais, finalement, était-il si important d'inculquer toutes ces valeurs... la morale, l'imagination, l'amour... à de si jeunes enfants qui vont se voir détruire, pour certains, lorsqu'ils comprendront que le monde dans lequel nous vivons en est tellement dépourvu ?
Gemma était très douée pour analyser certaines situations, en particulier lorsque cela touchait les relations humaines : des heures entières devant des séries pour adolescents pubères et la voilà spécialiste de la vie de couple.. celle des autres, bien sûr.
"Trois bougies repoussent les ténèbres; la vérité, la connaissance et les lois de la Nature."
- Je suis amoureux de toi, Al, coupa-t-il, la voix éraillée, en regardant droit devant lui.
J'avais reçu ces mots comme un coup violent dans la poitrine. J'étais partagée entre l'incompréhension, la colère et.. une exaltation incontrôlable.