Cette vie ne me comble que lorsque les mots que j'aligne correspondent aux vents qui soufflent en moi, à l'amour qui aime en moi, à la mort qui meurt en moi, à la vie qui veut jaillir de moi. p 31
Nous faisons de nouveau l'amour au petit matin. Il est l'être qui m'attend, celui qui m'engourdit de sa chaleur dans mes plis humides. Le plus bel instant de la vie. L'instant où je fais corps avec l'existence, avec la mer, le sable, le vent, la terre, le ciel de la Méditerranée. L'instant sacré de l'union de deux personnes où je me réconcilie tout entière avec moi-même. Un instant d'éternité, l'essence même de la vie humaine, du soleil, de la force de l'acte d'amour.
L'essence de la chaleur qui submerge, des nuits qui fraîchissent. Cette union, cette humidité en moi, c'est l'essence de la force folle de la vie qui vous projette au-delà du vert de la mer, du blanc de l'écume, de l'infini de l'horizon. p 106
Il arrive si souvent qu'on pense que tout est fini, mais aucune vie n'est assez longue pour nous permettre de mesurer l'infinité de la vie. p 137
Je n'aime pas les livres ni les films où l'on prétend que les personnages et les lieux sont inventés. Rien ne peut être inventé. Une invention, c'est un fait qui n'est pas encore admis. p 140
Il fait une tiédeur de fin d'été, douce au corps et à l'esprit. J'écoute des tangos argentins. Je sors sur le balcon. Les rues de ce quartier sont très calmes. Je veux écrire. Mais je finis toujours par choisir de goûter aux petites choses de la vie. Je veux sortir dans les rues, les contempler sans fin, découvrir de nouveaux recoins, observer les étrangers, capter les délices de la vie pour m'en imprégner. Combien de gens, le temps d'un instant de complet abandon, se pénètrent profondément des événements, de l'essence même de l'existence humaine, des sentiments, du temps qui passe ? Je ne sais pas. Il y a des instants foisonnants qui transcendent le temps, les sentiments, les montagnes, les arbres aux troncs larges et aux grandes branches, la Méditerranée bleu-vert, les océans qui la prolongent, le ciel étoilé qui à l'horizon fusionne avec les océans et le soleil qui se lève derrière les montagnes p 55
Effroyable le fait que les adultes voient les enfants comme des enfants et se voient eux-mêmes comme des adultes.
Ne sais-tu pas que tu es au monde pour raconter, raconter, et quant au reste connaître la faim, la soif, l'abstinence, une fin misérable ? Tu ne le sais pas ? C'est Pavese qui te le dit.
(extrait d'une lettre de Cesare Pavese à Silvio Micheli du 20 mars 1946, cité par Tezer Özlü)
"Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s'arrête." Cette phrase de Beckett, je la réécrirais ainsi, à l'ombre de la tonnelle de Nuto :
"Les histoires du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à raconter, quelque part un autre s'arrête."
"Les suicides du monde sont immuables. Pour chacun qui se tue, quelque part un autre commence à mourir."
"Pour chacun qui se met à mourir, quelque part un autre commence à vivre."
p 166-167
Je me souviens de notre route, jeudi, quand je restais suspendue entre fatigue et sommeil, sans jamais fermer les yeux pour mieux goûter cette fatigue mortelle. Nous écoutions encore les concertos pour clarinette de Mozart. Le voyage consistait en musique de Mozart et fatigue mortelle. p. 91
La voiture directe pour Prague vient de Hongrie. En face de moi, c'est encore lui. La même taille. Des yeux verts, et non pas bleus ou bruns. Il fait de l'aquarelle. Ce sont de calmes paysages, tempérés comme tout son être timide.
Soudain l'envie me prend de lui donner tout ce que j'ai. Les bananes, la bière, les cigarettes, l'argent, mon enfance, ma fatigue, ma fuite dans ce voyage. Ma peau. Moi. Je sais bien que sa peau ne suffirait pas encore à me faire resentir quelque chose. Mais au moins je ne verrais pas en lui un autre. Ce qui serait me mentir à moi-même. Je n'échapperai qu'à la nuit. Ou à moi, qui suis si difficile à vivre. J'esayerai de percevoir quelqu'un, pour une fois, dans sa nudité et son altérité. Je ne peux pas en attendre davantage. Je n'ai pas à offir davantage. p. 48
Pourquoi écrit-on ? Parce que le monde fait mal. Parce que les sentiments débordent. C'est une opération difficile que de s'extraire de sa propre misère.