En 1900, les recenseurs sont sur le terrain, concertant enfin leurs efforts pour dénombrer tous les Indiens - et ce, à une époque où les violences entre les premiers et les nouveaux habitants du continent on enfin cessé. La Frontière est close, comme l'a annoncé quelques années plus tôt le Bureau de recensement américain - il n'y a plus de ligne à repousser vers l'ouest ni de grand espace vide à remplir d'immigrants. Les résultats préliminaires sèment l'émoi chez les personnes chargées de prendre le pouls de la nation américaine. Les chiffres ne sont pas bons : le nombre d'Indiens baisse, d'une manière spectaculaire. Et ils sont conformes à d'autres indicateurs de déclin : en 1900, les tribus possèdent moins de 2% des terres qui leur appartenaient jadis. Des langues entières ont disparu - plus que des mots, ce sont des visions du monde qui se perdent. Tous ces phénomènes ont été annoncés depuis un certain temps, et considérés comme établis. En 1831, Alexis de Tocqueville, en observateur visionnaire, écrivait déjà : "Isolés dans leur propre pays, les Indiens n'ont plus formé qu'une petite colonie d'étrangers incommodes au milieu d'un peuple nombreux et dominateur."
Une foule compacte par endroits, constituée de touristes et d'Indiens, s'amasse à la limite du village. Les serpents sont retirés de la kiva et déposées en un lieu central. Les gens se rapprochent davantage. Des prêtres se mettent à danser avec des crotales tout en chantant des prières et des incantations. Curtis, qui attend en coulisses, se tient à l'écart, à l'abri des regards. Au dernier moment, il hésite. Il sait que le public compte de nombreux missionnaires et agents du gouvernement qui prennent des notes pour des poursuites éventuelles. Il reconnaît des visages d'Anglos. Sa présence, lui le grand Attrapeur d'Ombres, le premier homme qui ait jamais été autorisé à rejoindre la société de la danse du Serpent en tant que prêtre, sera largement décriée dans les cercles officiels et rapportée dans la presse populaire. Après six séjours, répartis sur six années, qui lui ont permis d'étudier et de photographier chaque partie de la cérémonie, de se familiariser avec les chefs religieux, puis de devenir lui-même un prêtre - alors qu'il touche son objectif du doigt -, il craint, en faisant un pas de plus, de saper l'événement le plus important de la religion hopi.
La danse du Serpent, qui est aussi importante pour les Hopis que le dimanche de Pâques pour les Catholiques, sera-t-elle bientôt illégale ? Sentant le sable s’écouler de plus en plus vite dans le sablier, Curtis accélère le pas.
Au début du XXeme siècle, les Havasupais se voient attribuer une minuscule réserve, moins de 1,5 kilomètre carré, située au fond du Grand Canyon. Les Indiens en ont assez que les agents du gouvernement leur disent comment ils doivent vivre et ce qu’ils doivent faire - un reproche récurrent dans le Sud-Ouest. Mais n’étant ni citoyens ni ressortissants étrangers, ils sont parfaitement impuissants. « Nous sommes comme de petits enfants. Nous ne pouvons rien faire sans l’autorisation de Washington. »
En 1923, le photographe contribue à créer l’Indian Welfare League - aux côtés d’artistes, de conservateurs de musée et d’avocats basés essentiellement en Californie -, l’un des rares exemples d’engagement politique de sa vie.
Si, en ville, le spectacle des hommes aux cheveux courts qui font la queue en salopette devant les agences du gouvernement pour récupérer du lait en poudre est plus représentatif de la vie indienne moderne, il n’intéresse pas Curtis. Un Irlandais de la péninsule de Dingle préfère-te-il être vu marchant derrière des moutons ou recevant un colis de provisions d’Amerique ? La réponse va de soi. Curtis ne rend compte que d’un certain type de vie.
Les bonnes années, lorsqu’elle est Clara la pétillante, elle seule soutient son désir d’accomplir quelque chose de grand et de durable, et elle seule l’assure qu’il en est capable. Elle est sa première passion, avant les tirages platine.
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Ce qui survit à ces années - les derniers échanges - provient d’une liasse de documents juridiques archivés à Seattle : la demande de divorce numéro 118324 du comté de King, dont le premier acte se joue le 6 octobre 1916. Clara y fait des déclarations qui achèvent un mariage déjà à l’agonie. Elle y rend publique l’image d’un homme que personne n’aimera.
Ils commenceront à tourner l’année suivante, en 1914. Curtis se sent revivre. Après avoir retrouvé un pas alerte, il parcourt le rivage de l’ile de Vancouver, battu par les vagues et envahi par la végétation, et avec plus de vingt-cinq kilos de matériel sur le dos s’enfonce dans la forêt pour trouver des peuples encore préservés de la vie moderne. Dans cette région, l’une des plus humides du monde, les Indiens classent la pluie en deux grandes catégories : masculine et féminine.
« L’arrivée de l’homme blanc fut un épisode agréable dans la vie de ces sauvages, a déclaré l’un des premiers chroniqueurs de Seattle. Ils ouvrirent les bras pour les recevoir tels des êtres supérieurs, et les terres qu’ils possédaient furent librement offertes en signe d’acceptation. » Sur le portrait d’Edward Curtis, le visage de la dernière Indienne de Seattle raconte une toute autre histoire.
Le peintre George Catlin, à qui l’on doit les représentations d’Indiens les plus célèbres du XIXeme siècle, est revenu chez lui avec de nombreux dessins fantaisistes et des conjectures qui ne l’étaient pas moins.