"La terre est vivante.
Les montagnes parlent.
Les arbres chantent.
Les lacs peuvent penser.
Les cailloux possédent une âme.
Les pierres ont du pouvoir."
(Lance Deer, homme-médecine Lakota)
Il y a une très belle photo.
Elle est prise en 1904 dans le Montana, au territoire des Navajo. Toute dans des tonalités sépia, on y voit une montagne ressemblante à une termitière, qui monte vertigineusement vers le ciel; et au premier plan, sept minuscules silhouettes à cheval qui ne font que parfaire cette illusion de l'irréel.
Cela s'appelle "Canyon de Chelly", et l'auteur de cette merveille est
Edward Sheriff Curtis.
J'ai découvert les photos de Curtis par hasard, en cherchant, il y a déjà quelques années, des idées pour des portraits sur Internet. On les remarque tout de suite parmi les centaines d'autres, non seulement pour leur facture ancienne, mais surtout parce que chaque portrait, chaque prise de vue, raconte une histoire...
Et cette "biographie pleine de grâce qui se lit comme un roman d'aventure" (c'est "Publishers Weekly", mais je ne saurais pas mieux dire) raconte la vie d' E. S. Curtis.
le sous-titre "La vie épique" ne pourrait pas être mieux choisi. Un self-made-man qui a commencé de rien pour établir un atelier photo très prospère à Seattle, Curtis aurait pu devenir riche... Mais le destin en voulait autrement.
C'est peut-être sa rencontre avec la "princesse Angelina", la dernière descendente de la tribu des Duwamish; peut-être sa participation en tant que photographe à l'expédition Harriman dans les territoires indiens...
Peut-être son âme d'artiste ou peut-être le fait de se rendre compte qu'il y a quelque chose partout dans ce immense pays qui est en train de disparaître à tout jamais à une vitesse vertigineuse - qui a donné un tout autre tournant à la vie de Curtis.
Une oeuvre monumentale commence à prendre forme dans sa tête - vingt volumes de "L'Indien d'Amérique de Nord", avec des photos, des textes décrivant le mode de vie, coutumes et cérémonies de chaque tribu; la retranscription du vocabulaire compris.
Ridicule !
Personne ne veut financer un tel projet. Curtis est un amateur en la matière, pas un ethnologue !
Mais Curtis sait que le travail doit être fait - les tribus commencent à être englouties par la "civilisation", leurs territoires se réduisent, et leurs coutumes sont interdites par les missionnaires chrétiens, et disparaissent.
C'est une véritable course contre la montre, qui dure trente ans. Curtis laisse son studio à sa famille pour commencer presque seul son entreprise folle.
Partir à la recherche des tribus (ou de ce qu'il en reste), gagner leur confiance, photographier, écrire, enregistrer, filmer - depuis la frontière du Mexique jusqu'à l'Alaska.
Son travail est salué à l'unanimité, mais il n'a presque aucun appui, car personne ne croit que son projet puisse aboutir un jour. Malgré le soutien du président Roosewelt et du milliardaire Morgan, il est bientôt fauché et faché avec ses proches.
Mais il continue. Comment fait-il ?
le livre vous raconte tout ça et bien plus - les détails sur les tribus indiennes et leurs coutumes, les technologies extrêmement couteuses de la photogravure, les premières expériences avec la caméra... les moments exaltants et les moments d'abattement.
L'engagement pour une cause, d'abord latent, mais de plus en plus explicite et militant au fil des pages de ses écrits.
Curtis est un homme qui a beaucoup vu et beaucoup vécu; un incroyable artiste-aventurier. Pourquoi les hommes comme lui meurent toujours sans un sou et dans l'oubli, pour n'être appréciés que des années plus tard ?
Il ne reste plus qu'à saluer le travail de T. Egan, qui s'est lancé sur les traces de "L'Attrapeur d'Ombres" afin d'assembler cette belle biographie, agrémentée des photos les plus emblématiques. Une belle lecture !