Ma curiosité s'assouvissait partiellement grâce à ces lectures désordonnées, sur lesquelles, hors de la maison, je me taisais.C'était, vraisemblablement, de la "culture bourgeoise ", et mieux valait ne pas trop s'en s'enorgueillir. La situation était bien étrange : cette semi- clandestinité augmentait l'appétit et le plaisir, mais interdisait l'échange.
( p.160)
Accueillir oncle Octave chez nous pendant le grand hiver contenait une leçon tacite de la part de ma grand-mère par laquelle elle voulait démontrer que " lorsqu'il s'agissait de la famille ", la lutte des classes perdait sa signification. Grand-mère Agrippine était catholique ( pour être plus exact gréco- catholique), et ses principes étaient d'une autre nature : la pitié, la charité, le bon exemple, les bonnes oeuvres.Un certain art, assez subtil, de culpabilisation silencieuse s'y ajoutait.
( p.61)
Les voilà. Ils sont tous là. On fêtait quelque chose, mais je ne sais plus exactement quoi.Staline était mort depuis trois ans.Mon grand-père, professeur universitaire, avait été libéré de prison, de même que mon oncle, ingénieur et prince.Peut-être qu'on ne fêtait rien, si ce n'était le désir de vivre et un certain retour à la normalité, un retour qui équivalait à un constat :
" Ce ne sera plus jamais comme avant, mais...."
Il y a plus d'énigmes dans l'ombre d'un homme qui marche en plein soleil que dans toutes les religions du passé, du présent ou de l'avenir. (G. De Chirico, dans le manuscrit de la collection Paul Eluard)
Nous, on s'évaporait bien vite, car
" les invités " nous semblaient tous un peu gâteux, ils parlaient beaucoup de politique, et n'avaient en fin de compte rien d'amusant. Je me rappelle qu'ils apportaient très souvent aux maîtres de céans
" L'Humanité ", le seul journal français qui entrait dans le pays, et que tante Margot dévorait. Elle aimait surtout l'édition de fin de semaine, à cause des pages culturelles, qu'elle lisait une fois seule, le soir, en compagnie d'un verre d'eau de vie.On n'avait alors pas le droit de la déranger (...)
( p.81)
Nous, les peintres, nous ne sommes pas les premiers à avoir eu l'idée d'abandonner le sens logique dans l'art... L'art a été libéré par les philosophes et poètes modernes... Schopehauer et Nietzsche furent les premiers à montrer quelle signification a le non-sens de la vie. Ils ont également montré comment ce non-sens peut être transposé dans l'art... (G.De Chirico, "Réflexions d'un peintre sur ce que peut-être la peinture de l'avenir")
Dans la scène de Saint Pierre guérissant, l'ombre était doublement nécessaire. comme actant dans un récit d'une part et, de l'autre, comme preuve que les massives figures des apôtres obstruaient "réellement" une source de lumière extérieure, comme si elles avaient été faites de chair et d'os.
Les Bohémiens (die Zigeuner !) faisaient partie des êtres que ma grand-mère abhorrait .Si on ne se lavait pas les mains, si on ne cirait pas bien nos chaussures, si on avait les cheveux ébouriffés, on était comme les Bohémiens ( wie die Zigeuner !). Pour ne pas parler de la résistance aux dictées en écriture gothique (...) ou des gammes au violon! Sur ce point, je commençai pourtant à avoir des doutes.Oui, d'accord, les Bohémiens ne maîtrisaient pas l'écriture gothique, mais le violon...? Qui maniait le crincrin mieux qu'eux ? De plus, ils le faisaient en s'amusant, sans devoir, comme moi, " s'exercer, s'exercer, s'exercer"...
( p.91)