J'ai toujours été attirée par ces hommes de pouvoir soudainement émus par une rose ou un soleil couchant – mais qu'on me pardonne cette vision sommaire de l'Art. Je lis quelques pages, donc, comme le font toutes les femmes au cours de l'après-midi, quand ma bonne demande s'il faut laisser entrer Adèle.
Elle porte un gros manteau ébouriffé et d'horribles gants. Son maquillage a coulé et son parfum, frelaté, périmé, ressemble à l'Eau de Cologne dont on asperge les morts. Elle grelotte et se met à pleurer. Bien que je me montre sévère, sa détresse, finalement, fait que je ne resterai pas longtemps de marbre.
Le cabinet du docteur Lourdel est aussi sa demeure. Avant la salle d'attente, je traverse une salle à manger où le temps est suspendu, une sorte de musée improvisée dans lequel semblent se promener les mémoires et les lamentations de ses patients. En attendant que le psychiatre me fasse signe, je serre « Léman IX » contre ma poitrine comme une partie de ma chair, comme un enfant enveloppé dans un linge. Il ouvre sa porte et m'invite à prendre place...
« Voilà, vous l'avez bien regardé, mon œil, c'est sûr. N'est-il pas immense ? Je vais vous expliquer. Pour en arriver à lire dans le fond de ses semblables, il faut avoir été humiliée, étouffée. Avoir supporté les pires souffrances nerveuses et ravalé tous ces cris. Et quand le mal est si fort que vous renoncez à penser à vous , votre œil, peu à peu, s'ouvre comme un étrange dahlia. Il se met alors à voir des esprits, de partout, parce que vous avez renoncé au vôtre. Art cruel de la voyante ! Rien n'est beau ni légendaire, dans celui-ci. Je n'ai jamais eu le choix. Tel est l'un des secrets de ma vie. »
– Il ne s'agit pas d'un fantôme, répondis-je, ennuyé, mais d'un succube. Le terme est précis. J'ai moi-même posé ce diagnostique. Quant à des salons à Vichy, nous verrons, ceci est une autre histoire. En tant que maire, j'ai assez peu de temps pour penser à tout. A mon âge, je travaille encore comme une bête de Somme. C'est bien regrettable.
C'est aussi ça, la mélancolie : des irruptions de rêves inconnus, de vieux bonheurs lointains passant à travers âge, à travers silence, jusqu'à vous.