Vincent Wackenheim - Chaos .
Vincent Wackenheim vous présente son ouvrage "Chaos" aux éditions Galaade. http://www.mollat.com/livres/wackenheim-vincent-chaos-9782351763629.html Notes de Musique : Émilie Simon/Live on WFMU's Dark Night of the Soul with Julie - June 19, 2014/03 Ballad of the Big Machine. Free Music Archive.
[...] les femmes savent être cruelles pour celle-là, très enceinte, qui va donner naissance à son premier. Alors les caquets des accouchées pleuvent drus sur le nouvelle qui, de son gros ventre, ose frapper à la porte du temple. On lui offre d'apocalyptiques descriptions de cette première fois, pourtant universelle et archaïque. Les anciennes khâgneuses, adeptes de la phonétique historique, rappellent l'étymologie latine de travail, 'tripalium', trois pieux, là où on attache les chevaux pour les ferrer, dans une âcre odeur de corne brûlée. Le ton est donné : « Tu vas passer un sale moment, crois-en mon expérience, j'en ai eu quatre. La première fois, c'est la pire. Tu comprends, c'est une question de morphologie, il n'y a qu'à te regarder, avec ton petit 36, le bassin n'est pas assez large (elle joint le geste à la parole, le sien est de type méditerranéen). La perte des eaux, je ne te dis pas. Ça te prend quand tu t'y attends le moins, à la poste, chez le coiffeur, dans le bus. La péridurale, en retard et inopérante. Un mal de chien. Ton homme ? Balourd et inutile, comme toujours. Les sages-femmes, toutes d'anciennes gardiennes de prison, reconverties kapo, section salle de travail. J'en passe. Le bonheur ? La layette ? Les sourires ? C'est pour après. D'abord, c'est souffrance et compagnie, prépare-toi à déguster. Tu accoucheras dans la douleur. Enfin, nous t'aurons prévenue, mais de toutes les façons, c'est trop tard, tu n'y peux plus rien, c'est pour bientôt, non ? »
(p. 25-26)
Les records, voilà quelque chose de futile. Il y a des livres pour cela, on y fait des rencontres assez terrifiantes qui, à notre grand désespoir, passionnent les enfants. Regarde, papa, l'homme le plus gros du monde qui embrasse la femme la plus petite de la terre ! Et à l'inverse, dame géante, monsieur lilliputien, l'entreprise n'est pas sectaire et comporte des classiques, tel le record des mangeurs de saucisses. Plus loin, le plus grand rassemblement de nains jumeaux qui disent bonjour de la main gauche. Je m'extasie, pour ne pas décevoir, mais je montre ma désapprobation, car il y a pire, plus absurde, plus cruel, plus laid, photos à l'appui, j'en suis gêné - les nains, c'était juste une mise en bouche. Pourquoi ne me suis-je pas méfié, comment ai-je laissé ce livre pénétrer dans ma maison ? L'objet nous arrive au détour d'un anniversaire, petite bombe à fragmentation dans un univers trop feutré.
(p. 40-41)
Je sais maintenant, me dit-il en coin, pourquoi j'ai épousé ma femme, à cause de sa voix, si différente de celle de ma mère, c'est ce qui m'avait séduit la première fois. Depuis que je le sais, je ne l'aime plus, ou plus de la même façon. Vous allez rire, c'est sa voix qui me gêne. Je m'en suis arrangé, bien obligé, maintenant je l'aime surtout quand elle est silencieuse.
"On dit toujours le destin! le destin! Pas faux. Parfois, ça bouge, et on ne sait pas pourquoi. Le bonheur, c'est quand le hasard a rendez-vous avec la chance."
Ça avait tout de suite commencé bizarre.
Mardi matin neuf heures, stage Activation-Motivation, groupe cadres sup, troisième étage, bonjour à tous, je m'appelle Carole, je suis votre consultant réfèrent, merci d'être à l'heure, vous pouvez m'appeler Carole. Asseyez-vous, il y a des chaises. La machine à café est en bas, d'habitude elle rend la monnaie.
Installés comme pour une vente en réunion, casseroles, lingerie, bains moussants, sur la table l'iPhone posé bien en vue, on s'attendait à repartir avec un petit bonus, quelque chose à raconter aux copains ce soir à l'apéro. Pour le coup, on a été servis, Carole a continué, le quartier, bien qu'excentré, n'est pas sans charme, juste entre les Maréchaux et le périphérique. Pour ceux qui auraient quand même faim, en remontant le boulevard vous trouverez des kebabs, attention à la gastro. Ne longez pas le collège, ils lancent des yaourts par-dessus la grille, et évitez de venir en voiture. L'ascenseur se bloque parfois, moi je monte à pied. Vous êtes prévenus. J'espère que nous ferons quand même du bon travail, nous avons six mois devant nous, on se voit tous les mardis, soyez à l'heure, merci d'éteindre vos portables.
Excentré, ça devait être un euphémisme, leur façon de parler à eux, le genre blagueur du consultant réfèrent, mais bon, il fallait payer, c'était faute morale et compagnie. Le siège social de tout ce bazar n'était pas du tout excentré, même plutôt central, avec des salles de réunion qui donnaient sur la Bourse, mais enfin, on expie mieux entre les Maréchaux et le périphérique.
« Mon Noé, il a le nez dans le guidon, une main sur le téton de Miss Monde, et la tête prise par les dinoZores. Ça l’aveugle, c’est chiffon rouge et compagnie – l’effet jupette. Suivez le film, ça va valser et durement. »
Notre consultant référent a joint les mains, puis elle a levé les yeux. Nous sommes réunis ce matin pour le travail de deuil. L'intitulé exact de l'atelier c'est "racontez comment on vous a annoncé votre licenciement". Attention l'exercice est noté, ça compte pour le livret. Je veux des détails, nous sommes tous des êtres humains avec nos failles et nos faiblesses. Il faut faire le deuil ! Si vous ne faites pas le deuil, vous êtes foutus ! Vous allez ressasser, et c'est très mauvais. Pour ceux que ça intéresse, je peux donner des exemples de refus caractérisé du travail de deuil, il y a des photos à ne pas laisser entre toutes les mains, venez me voir à la fin du cours. Il faut que ça sorte, sinon ça vous ronge par le dedans. Alors c'est à vous, Solange, levez-vous, vous serez plus à l'aise, ça s'est passé comment, votre licenciement, vous êtes arrivée et hop, on vous l'a dit comme ça ?
« J’ai dit à ma femme, chérie, je me couche tôt, demain je vais à Activation/Motivation pour le travail de deuil, elle m’a répondu question travail tu ferais mieux de trouver du boulot, le banquier a encore appelé, ta mère aussi.»
Ce n'était quand même pas sa faute à lui si cette humanité s'était mise à dérailler grave, l'alcool, le cholestérol, les OGM, le loto, la Bourse qui fait du Yo-Yo, la météo pareil, etj'en passe, les téléphones portables, le Wi-Fi, les politicards véreux et rien à la télé.
Tout ce qui avait poussé le Patron à prendre des mesures pour le moins radicales.
Résultat, il se trouvait, lui, Noé, à son âge, sur cette barcasse puante, à contenir [... ]
petite citation... après le meurtre de la belle otarie... p. 133 :
"le phoque, qui ne manquait jamais d'assiter aux obsèques de sa parentèle, même lointaine, fit remarquer à son voisin que ce qui était bien avec les enterrements, contrairement aux mariages, c'est qu'on y connaît tout le monde, c'est tout de même plus facile pour la conversation".