Elle est cool, Lucile. Elle ne pose pas de questions. Elle accepte que l’on ne puisse pas aller bien, que c’est comme ça, que ça passera. Qu’on n’a parfois besoin que d’une épaule pour pleurer sa haine et son dégoût de la vie sans qu’il faille pour autant trouver des solutions et du positif à tout prix. J’ai confiance en elle. Elle est cool, Lucile, mais elle en a chié, elle aussi. On ne dirait pas comme ça, avec ses tifs fuchsia, son look de motarde, ses faux tatouages et ses sucreries de gamine, qu’elle aussi a parfois du mal avec elle-même. Et dans ces parfois-là, c’est moi qui l’épaule. Chacun son tour. Ça a toujours été un accord tacite entre nous. Faut bien se défendre comme on peut face à cette chienne de vie.
C’était fou, tout ce qui pouvait être basé sur des illusions ! J’existai aux yeux de mes collaborateurs à présent, mais compter pour cette bigleuse aux cheveux frisés qui enseignait le latin ou ce petit croûton de physicien m’importait peu. Je sortis de la salle de réunion en premier et courus jusqu’à ma classe où devaient attendre les camarades de June. Je m’excusai de mon retard, expliquant la situation.
Ils entrèrent et s’installèrent, en chuchotant à propos de l’incendie qui en avait marqué certains. Mathieu Arnould me demanda si on pouvait toujours faire confiance au système d’alarme. Je lui dis que c’était comme l’histoire de crier au loup, alors qu’il n’y en a pas, à force d’erreurs de ce type, mais que la direction allait faire rénover toute l’installation. Cela parut rassurer tout le monde et je culpabilisai à moitié d’engendrer tant d’angoisse chez mes élèves, après ma connerie. J’avais prévu de donner un exercice avec une portée à compléter, le nom des notes à marquer, des noms de mesures spécifiques à trouver et une approche de la gamme de Fa.
On dit qu’il vaut mieux avoir des remords que des regrets, dans la vie. Je ne suis pas sûre d’être d’accord avec ça. Quel est le boulet le plus lourd à traîner : les remords d’avoir fait quelque chose de merveilleux mais contrenature ou les regrets de ne pas l’avoir fait ?
Décidément, cette petite m’intriguait, elle n’était peut-être pas perdue dans ce monde où l’argent est roi, l’apparence reine et le luxe prince. J’avais envie de la connaître davantage au fond de moi. Parce que nous étions dans le même cas : parallèlement opposés.
En parlant de chemin, mon psychiatre m’a dit un jour que la dépression dont je suis atteint, ce n’est pas être fou. C’est juste se perdre en cours de route. Faut juste retrouver le bon chemin. C’est ma mamie préférée que me le dévoile peu à peu.
Vole Joanne, vole. Sois heureuse ! Détache toi des horreurs que tu as vécues. Affranchis-toi des pensées et des actes que l'ont t'a injustement imposés. Ce n'est pas de ta faute. Alors il est temps de vivre ! Maintenant ! Pas plus tard, pas demain, ni dans un an. N'attends pas ! Honore la vie et aime-la. Tu es capable de faire de grandes choses, Joanne. Tu es apte à changer le monde et à combattre les pires violences et injustices
Ma seule échappatoire s’avère être, encore une fois, mon violon. Dès l’instant où je dépose ma tête près de la mentonnière, toutes ces horreurs n’existent plus. Ma mère ne veut plus que j’aille au Conservatoire, car cela, selon elle, me ferait une « mauvaise pub pour l’avenir ». C’est ça, dis plutôt que t’as la trouille que les autres parents médisent sur ton éducation qui a amené ta pauvre fille à se conduire comme une traînée !
Je me le répète, je ne suis pas victime de quoi que ce soit. Rudy n’a rien fait d’autre que de me faire vivre les plus belles années de ma vie. Enfin si, je suis victime de la connerie et de l’aveuglement de mes congénères. Ces saletés de congénères ! Je m’insurge. J’enrage. Je bous tout au fond de moi. Je cogne l’air de mes poings aux jointures blanchies. Mes pieds nus frappent le vide et se blessent contre le parquet. J’aimerais tellement que quelqu'un vienne stopper mes mouvements d’une main douce, me confirmant que cela ne servait à rien de se mettre dans cet état pour des gens comme ça.
Je balance alors le livre que j’avais essayé de commencer (Alice au Pays des Merveilles), pourtant parfait pour correspondre au monde de fous dans lequel j’ai l’impression d’être soudainement plongée. D’ailleurs, ce roman fantasque n’est-il pas le résultat des pensées pédophiles de son auteur ? Pourtant, celui-ci, de roman, on me le laisse lire ! L’objet de papier heurte le radiateur à l’autre bout de la pièce. Je sanglote de plus belle. J’entends ma mère monter quatre à quatre les escaliers, avec ses talons de dix
Elle respirait l’innocence, mais il y avait chez elle ces manières effrontées de braver la peur de l’inconnu. C’était cela qui me plaisait.
Dans une masse de gens entassés sur des canapés en velours, dans le premier salon, il reconnaît Corine Marienneau, la pauvre bassiste de Téléphone, qui tente d’expliquer un truc à son cher Louis, hypnotisé par Keith Richards, lui-même absorbé par son verre de vodka orange. Dans une autre pièce, Iggy Pop - le vrai, pas cette espèce de sosie défraîchi qui figure parmi ses fans - danse déjà sur le bar, dans un vacarme assourdissant de musique plus ou moins disco. Un type avec de grandes oreilles vient saluer Gabriel avant de quitter les lieux. Sans doute Serge Gainsbourg. Vers le buffet, les Eurythmics se baladent avec des petits fours dans les mains. S’y trouvent aussi la nana des Talking Head et les Clash au grand complet. Puis, une meuf blonde, légèrement vêtue, avec qui il a fait un duo sur un plateau télé et dont Gaby a oublié le prénom. Tant d’autres se cachent sans doute à l’étage ou dans le jardin. Quiconque n’est pas habitué à voir autant de célébrités d’un seul coup se serait sans doute évanoui.