Quelques mois de tribulations lui ont appris que la vie est une fosse d'aisances à profondeur variable : les gens se pressent et s'entassent sur les bords, s'adaptant aux circonstances ils font contre mauvaise fortune bon cœur, mais malheur à toi si tu perds pied, la puanteur a beau être partout aussi épaisse et suffocante, tout de suite, de l'avis unanime, c'est toi qui empestes le plus, tu deviens le faire-valoir de leur propreté.
Tôt le lendemain, le jeune type qui ne décolérait pas est venu me trouver pour me demander d'un air embarrassé si je voulais bien écrire une lettre à l'intention de sa lointaine fiancée au Sichuan. En un tour de plume, m'inspirant d'un échange entre Kafka et Felice, je lui en ai rédigé une : "Tout va bien pour moi, j'ai seize enfants de huit femmes différentes. Trois sont aveugles, sept sont muets et six complètement sourds. Ils sont tous encore plus laids que moi, épouse vite quelqu'un d'autre ! Si tu y tiens, trouve-toi quelqu'un comme James Bond, ne m'attends pas, ne t'occupe pas de moi, j'ai bien peur de ne jamais revenir vivant." Après quoi je me suis empressé de prendre congé, je n'allais pas attendre la réponse !
Ce qui est réel
La vérité n'existe que dans l'expérience de chacun, et même dans ce cas, dès qu'elle est rapportée, elle devient histoire. Il est impossible de démontrer la vérité des faits et il ne faut pas le faire. Laissons les habiles dialecticiens débattre sur la vérité de la vie. Ce qui est important, c'est la vie elle-même. Ce qui est réel, c'est que je suis assis à côté de ce feu dans cette pièce noircie par la fumée de l'huile, que je vois ces flammes dansant dans ses yeux, ce qui est vrai, c'est moi-même, c'est la sensation fugitive que je viens d'éprouver, impossible à transmettre à autrui. Dehors, le brouillard est tombé, les montagnes sombres se sont estompées, le son de la rivière rapide résonne en toi et cela suffit.
Un langage pur et limpide
Comment trouver enfin un langage pur et limpide, musical, insécable, plus élevé que la mélodie, au delà des limites fixées par la morphologie et la syntaxe, sans distinction entre l'objet et le sujet, qui dépasse les personnes, se débarrasse de la logique, en constant développement, qui n'ait recours ni aux images ni aux métaphores, ni aux associations d'idées ou aux symboles ? Un langage qui pourrait entièrement exprimer les souffrances de la vie et la peur de la mort, les peines et les joies, la solitude et le réconfort, la perplexité et l'attente, l'hésitation et la résolution, la faiblesse et le courage, la jalousie et le remords, le calme, l'impatience et la confiance en soi, la générosité et la gêne, la bonté et la haine, la pitié et le découragement, l'indifférence et la paix, la vilenie et la méchanceté, la noblesse et la cruauté, la férocité et la bonté, l'enthousiasme et la froideur, l'impassibilité, la sincérité et l'indécence, la vanité et la cupidité, le dédain et le respect, l'infatuation et le doute, la modestie et l'orgueil, l'obstination et l'indignation, l'affliction et la honte, le doute et l'étonnement, et la lassitude et la décrépitude et le grand éveil, et l'incompréhension perpétuelle et l'incompréhension toujours et encore et le départ à cause de tout cela ?
La doctoresse a estimé que, mon état s'étant stabilisé, je pouvais rentrer chez moi , pour voir . Il y a quelque chose à voir chez moi ? Entre l'hôpital et ma maison, j'ai deux heures de trajet. J'aimerais rester éternellement en chemin. En chemin, le ciel est bleu , la lumière éclatante du soleil découpe chaque chose dans un contraste aussi net que le noir et le blanc .Quoi qu'il arrive,le soleil se lèvera. Que la terre soit anéantie, et il se lèvera;que je vienne à mourir , et il se lèvera ; je suis tombé malade , et il s'est encore levé. Mon existence est si infime et vaine, jamais je ne pourrais me protéger.
Mais si l'homme est dérisoire , comment peut-il se croire fort et puissant ?
Pas question de me contenter d'un petit poste de gradé : le jour où je me retrouverais en position de donner des ordres, le premier, et plus sublime, que j'imposerais à l'univers serait d'interdire aux moins de soixante ans d'être soldats. Et aux plus de quarante d'être cadres d’État. La mort n'est plus bien loin, à cet âge, ce n'est pas grave d'aller faire la guerre. Ce sont pourtant les sexagénaires qui envoient les gens de vingt ans se faire tuer.
[incipit]
Je n'avais plus envie de bouger depuis que j'avais traversé la Chine à vélo. Comme si j'avais compris qu'il nous reste peu de choses en ce bas monde, et que même ce reste-là n'est pas forcément pour nous.
Rien n'est meilleur pour le moral qu'une belle balade. Même si tu n'es plus que viande desséchée sur tes deux pattes, aller de l'avant donne l'illusion d'être toujours en vie.
"Tu te rends compte : six ans sans la toucher et elle saute dans le lit du premier venu ! Tu trouves ça supportable ?
- Ben, c'est sans doute pour ça !"