« Les moissons de l'exil » de Muriel et Yves Carchon, , le récit passionnant dexilés Français en Algérie au XIXème sicèle
Il ne comprenait pas qu’elle attisât en lui un tel désir. Désir brutal, libidineux et presque sale dont l’assouvissement se traduisait toujours par un sentiment de défaite. Worse possédait l’aplomb charnel de ces femelles de claque qui portent sur leur visage, comme l’effigie glorieuse de leur destin, l’attrait de sombres turpitudes. Lui, dépité, n’avait encore jamais connu cette jouissance abjecte qu’elle lui offrait. Worse ne possédait pas seulement un corps, mais l’âme en rut. Il vivait un enfer et s’en savait irrémédiablement captif.
Un an qu’il la pistait, traquant quotidiennement le moindre de ses gestes. Nuit et jour, elle avait habité son esprit au point qu’il avait cru devenir fou. Deborah Worse, Deborah Worse. Ta vie est devenue ma vie. Tu ignores tout de moi, mais moi, je te connais ! La réalité était autre, il devait bien se rendre à l’évidence. Celle qu’il avait autant aimée que haïe était là devant lui, non pas exactement comme il l’avait rêvée, mais avec son aplomb, son caractère trempé et ce regard terrible contre lequel il lui fallait lutter.
Une telle haine, se souvint-il, remontait à l’époque où il fréquentait le Kursaal, cinéma de quartier qui vivotait cahin-caha. Il avait quoi : seize-dix-sept ans. L’âge où l’on croit au romantisme de la vie. Il avait vu un film d’elle, puis deux. Un gros bouquin documenté l’avait ouvert à sa filmographie complète. Plus de dix films, tous oubliés, sauf un ou deux dont Port des Brumes. Dans la plupart, Deborah Worse jouait les garces ignobles qui s’adonnaient aux vices les plus bas.
Ce fou avait jeté le masque. Il était de la graine de ces admirateurs obsessionnels capables des pires excès. Worse avait lu dans un ouvrage spécialisé, au temps où elle tournait La mort en douce, le cas d’un gars atteint par cette forme ultime de fétichisme. Cet homme n’avait de cesse d’accaparer l’objet de son idolâtrie. Une sorte d’aliénation purement amoureuse où la haine et l’amour menaient macabrement la danse.
Mais son visage avait changé. Ridé, vaguement amolli, comme atrophié peut-être par l’excès de whisky, il était tout gonflé de lassitude et n’avait plus le sex-appeal d’antan. Même sa manière de s’allumer une clope avait perdu de son impact. Certes, il restait encore à Deborah ces gants de peau qui conféraient au moindre de ses gestes une élégance innée et raffinée, mais l’éclat vert de ses grands yeux avait terni.
Elle avait bien joué un rôle de garce à ce qu’il sache ! Alors ? Pourquoi singer la pruderie ? Il avait lu quelques années plus tôt dans Cinémonde l’histoire de ses fredaines avec son partenaire. Une idylle avortée. Rien là de très sérieux. Mais tout de même ! Bella Meunier, l’échotière chevronnée, avait parlé dans son courrier du cœur d’un môme qu’elle avait eu avec un latino, un nommé Di Maggio. Qui croire ?
À soixante ans passés, usé, fini, à moitié décati, il béait semblait-il à une complicité dont Worse n’avait que faire. N’était-ce pas puéril ? Sa solitude de fin de vie était-elle cause de cette tocade ? Des femmes, il en avait connu, et pas que des cadeaux ! Actrices pour la plupart ou entraîneuses de bar. De sacrés numéros. Poupées qu’on entretient et qui vous sucent sans vergogne le compte en banque !
Paul sentit tout son corps se raidir comme un bloc. Un bloc de chair compact et dur. On était loin de cette chair lascive qu’elle affichait vingt ans plus tôt sur les écrans ! Finie la chair pulpeuse et désirable ! Mais, plus encore que ce corps contracté, c’étaient ses yeux que Paul ne pouvait supporter. De grands yeux fous, terrorisés, rivés à son visage comme deux agates trempées dans du formol.
Certes, elle avait été une star aimée, honnie, vilipendée, livrée comme en pâture aux cerviers du show-biz. Elle avait incarné un temps la pleine réussite, celle qui attise envies et convoitises. Mais son étoile avait pâli. Quel acteur aujourd’hui pouvait nourrir contre elle un tel ressentiment ? Qui se souvenait même qu’elle fût encore en vie et qu’elle eût survécu à son déclin et son opprobre ?
Au fond, Paul en voulait à Worse de se complaire dans la luxure, de croire encore en l’indécence de l’amour. Le sexe avait toujours été pour lui l’équivalent d’une déchéance physique, un avilissement sordide allié à la terrible dépendance d’un corps sur l’autre. L’enfer en somme. Au gré de ses errances dans des quartiers perdus, il avait assisté maintes fois à des accouplements de chiens.