Yves Naudin

Pour nous rendre chez Hassane ce soir-là, il nous faut d'abord rouler une dizaine de kilomètres sur la route de Saïdia pour bifurquer, peu avant l'aéroport des Angads, en direction d'une piste poussiéreuse et enfin atteindre une bicoque isolée au bord d'un chemin, se profilant entre terre et ciel, en partie absorbée par la nuit qui vient. Les ombres qui nous accueillent sont multiples, une flopée de bambins de tous âges nous glissant entre les jambes, une femme tout en voiles et un Hassane volubile.
À l'intérieur, dans une petite pièce basse de plafond et aux murs enduits de crépi, nous sommes tous rassemblés en rond, assis sur des matelas faisant office de sièges, pour partager, comme il se doit, un couscous que vient nous servir une maîtresse de maison empressée et silencieuse. Comme il se doit aussi, mon père maugrée – ou du moins le fait-il in petto à l'expression renfrognée qui transparaît sur son visage – du fait de l'absence de vin, de fourchette et de chaise.
Ma mère engage la conversation avec la Berbère, égayée par les quelques mots en chleuh qui jaillissent de la bouche de cette Italienne native du Maârif à Casablanca. La belle Marocaine, les traits burinés par le soleil, le labeur et le temps, le front, les joues et les mains tatoués au henné, s'exprime d'une voix chantante qu'accompagnent d'amples mouvements des bras. Les deux femmes parlent de recette de thé à la menthe, des avions dans le ciel, des saisons qui passent, pour enfin jaillir sur un sujet universel à toutes les mères du monde, celui de leurs enfants. Dans leur coin, les hommes discutent âprement de marteaux-piqueurs et de compresseurs. J'inspecte les murs vides de toute décoration et ma sœur se gave de pâtisseries.
En partant, Hassane nous fait visiter le jardin potager reclus à l'arrière de la maison, minuscule aire bordée de grillages, enclave dans un vaste champ frémissant sous les blés. Sur le pas de la porte, Aïcha nous remet des tomates, des pommes de terre, une poignée de carottes encore entachées d'argile et quelques brins de nana – la menthe verte marocaine – qui embaume la voiture tout au long du trajet du retour.

La circulation, indolente jusque-là sur la chaussée et sur ses bas-côtés, frémit insensiblement, passée la rue des Écoles. Tandis que voitures et autobus se bousculent en flots discontinus, des étals de fortune émaillent le trottoir, doucement abrités par les feuillages des platanes. Ils sont agencés par des filles et des garçons aux longues chevelures piquées de fleurs, aux vêtements légers agrémentés de couleurs vives et contrastées qui flottent sous les ondoiements du vent. Ces hippies aux gestes lents, que je découvre avec une curiosité retenue, me font l'effet d'êtres désincarnés se mouvant en dehors de l'espace et du temps.
De table en table, des effluves âcres et paradisiaques m'effleurent les narines et, en me penchant sur les rangées de petits flacons de parfums, de cônes ou de bâtons d'encens, j'appréhende tour à tour les fragrances enchanteresses du patchouli, de l'ambre, du musc et du santal. Les marchands apathiques, aux étalages parfois disposés à même le sol, offrent également aux chalands des amas bigarrés de bijoux fantaisie, de tuniques indiennes, de gilets afghans, de sandales, de bandeaux, de colliers et de bracelets de perles où prédominent les coloris rose fuchsia et mauve. Et partout, fixées à des portants, se déploient des myriades de longues écharpes unicolores en coton indien, déclinant à l'infini toutes les variantes de l'arc-en-ciel.