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Fernand Nathan, Editeur [corriger]


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La Fille Unique de Lord Hamerless

La littérature enfantine a été, dès le départ, une affaire de femmes. Elle apparaît à la fin du XVIIIème siècle, d’abord sous la plume de représentantes de l’aristocratie (dont la très productive Madame de Genlis). C’est alors une littérature morale, sentencieuse et pédagogique, qui est à la fois un prolongement de la mère et de l’instituteur. La fantaisie y est rare, sinon pour bien faire comprendre à l’enfant qu’il faudra y renoncer à l’âge adulte.

La Comtesse de Ségur ajoutera à ce modèle une construction narrative soignée et réellement romanesque, et une vision réaliste et quelque peu fataliste des brutalités de l’existence, et particulièrement celles exercées contre les enfants, non sans une certaine complaisance qui semble aujourd’hui plus que suspecte, et qui fait que les romans de la comtesse, très populaires jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, sont rejetés de nos jours.

De cet âge d’or du livre vertueux pour fillettes, il y a bien peu de romans encore lisibles. Néanmoins, un cas, assez tardif il est vrai, mérite d’être traité à part, celui de Françoise Eugénie Pernin (1891-1970), rebaptisée après son mariage Eugénie Soulié.

Bien que devenue veuve à seulement 35 ans, cette native de la petite bourgade de Lapalisse, dans l’Allier, passa sa vie à Nice, non sans cultiver une grande nostalgie de son Bourbonnais natal, qui transparaît parfois dans ses romans.

Dès ses débuts littéraires en 1909, elle se choisit le pseudonyme masculin de Pierre Besbre – Pierre d’après le prénom de son grand-père qu’elle aimait beaucoup, et Besbre, d’après le nom de la rivière Besbre, affluent de la Loire, qui traverse la commune de Lapalisse.

De 1929 à 1939, Eugénie Soulié a publié sous ce nom, pour la collection « Or Et Noir » de Fernand Nathan, une poignée de romans charmants et originaux, comme ce très beau « La Fille Unique de Lord Hamerless », qui est une excellente introduction à son œuvre.

Dans l’Inde coloniale, l’officier aristocrate britannique Lord Hamerless a développé une grande amitié avec le Rajah-Prince Harcha, dans le palais duquel il s’est installé depuis des années avec sa femme. Le hasard fait que leurs deux épouses tombent enceintes en même temps, et accouchent chacune, à quelques jours d’intervalle, d’une petite fille.

Chez les Hamerless, la liesse est totale et la petite fille est baptisée Dolly. Chez le Rajah, par contre, la naissance d’une fille est bien plus problématique. La mère du Rajah est la gardienne impitoyable d’une tradition qui veut que les enfants premiers nés de sexe féminin soient sacrifiés. Or, le Rajah ne veut pas que sa petite fille meure, mais il redoute un conflit avec sa mère. Aussi, va-t-il commettre un acte odieux : Il fait appel à l'un de ses sujets, Ikbal, de profession charmeur de... boas [Non, Eugénie, non, ce n'était pas le bon serpent...].

Ikbal profite d’une nuit sans lune pour enlever la petite Dolly, et la remplace dans le berceau par sa propre fille, qui sera élevée par les Hamerless si c'était la leur. Le Rajah de son côté déclare simplement que l’enfant de sa femme est mort-né. Quant à la véritable petite Dolly, elle est confiée à Ikbal, qui prétend avoir adopté une enfant trouvée, et l’appelle Mira.

Huit années se passent : Lord Hamerless et son épouse trouvent bien leur fille un peu brune par rapport à eux-mêmes, mais le soleil hindou et un je-ne-sais-quoi dans l’air peuvent en être naturellement à l’origine. Comme ils sont peinés que le Rajah-Prince ait perdu son enfant, ils en ont fait le parrain de la petite Dolly, ce qui atténue quelque peu les remords d’Harcha.

De son côté, la petite Mira est devenue une jolie petite saltimbanque des rues, et y danse à côté des boas [Tss, tss...] que charme son père adoptif Ikbal. Mais malgré son visage peu débarbouillé, on finit par s’étonner que cette petite hindoue ait des cheveux blonds et des yeux bleus. Même Lord Hamerless la remarque, et la signale au Rajah-Prince comme un possible enfant enlevé à une famille de colons. 

Harcha prend peur : il craint que la substitution de l’enfant soit découverte. Il ordonne donc à Ikbal de quitter la ville avec Mira. Docile, Ikbal s’exécute. N’ayant pas d’endroit où aller, il décide de demander l’hospitalité à Aéoka, un ami orfèvre de longue date, qui habite un village isolé dans le Cachemire, au nord de l’Inde. C’est un très long trajet, pour lequel Ikbal fait l’acquisition de deux éléphants. Ikbal et Mira vont donc parcourir un long chemin, et la petite fille découvre jour après jour la merveilleuse nature florissante du Cachemire [Un peu trop florissante, d’ailleurs, car le nord de l’Inde et le Cachemire sont des régions montagneuses assez froides et désertiques].

Quelques jours après le départ d’Ikbal et de Mira, les inquiétudes du Rajah-Prince s’aggravent. Ikbal connaît bien du monde, et aussi loin qu’il aille, le secret de naissance de Mira peut se répandre, et revenir fatalement aux oreilles des Hamerless. Laisser partir Ikbal et Mira était une mauvaise idée : il faut qu’ils disparaissent, et avec eux, le secret de la substitution de l’enfant.

Harcha fait appel à un assassin ayant une grande expérience de pisteur. Il le charge de se lancer à la poursuite d’Ikbal et Mira, de les rattraper, de les surveiller, et d’attendre un moment favorable, sans témoin, pour les assassiner.

Durant plusieurs semaines, Ikbal et Mira traversent le nord de l’Inde, sans se douter qu’un homme est sur leur traces. Lorsque celui-ci, se déplaçant plus rapidement, finit par les rattraper, non loin de la frontière avec le Cachemire, il se met alors à surveiller étroitement Ikbal et l’enfant.

Aussi habile que soit l’assassin, il peine à passer totalement inaperçu dans une région assez peu peuplée. Ikbal repère vite l’homme qui les suit, et comprend immédiatement qu’il ne peut s’agir que d’un assassin à la solde du Rajah. Il craint peu pour sa vie, mais il a peur pour Mira. Ikbal commence par rédiger sur un parchemin une confession dans laquelle il avoue avoir enlevé et élevé, sur ordre du Rajah, la fille des Hamerless. Il plie son parchemin et le glisse dans un médaillon qu’il passe autour du cou de Mira, en lui disant que ce médaillon renferme le secret de sa naissance, et qu’elle devra en prendre connaissance si jamais lui-même disparait, car un assassin du Rajah va très bientôt s’attaquer à eux, il en est sûr.

La nuit suivante, pendant que Mira sommeille, Iklab s’embusque en attendant l’assassin. Celui-ci ne manque pas de s’approcher à tatons de leur campement. Ikbal se jette sur lui, les deux hommes s’empoignent, se poursuivent sur plusieurs mètres dans une obscurité totale, puis, alors qu’ils tentent mutuellement de s’étrangler, ils basculent au bord d’un ravin qu’ils n’avaient pas vu, et tombent enlacés dans une chute mortelle.

Quand la petite Mira se réveille le lendemain matin, elle est seule au monde. Appelant Ikbal pendant des heures, elle finit par se rendre compte qu’un des éléphants, ayant suivi la piste de son maître, reste pensif et chagriné au bord d’un ravin. Mira comprend alors confusément le drame qui s’est déroulé pendant la nuit. Elle pleure longtemps, puis elle se demande naturellement ce qu'elle doit faire à présent.

Ikbal lui avait révélé le nom d’Aéoka et de son village. Mira poursuit donc seule le voyage initialement prévu, juchée sur un éléphant et suivie par l’autre, demandant son chemin à des indigènes peu surpris de voir une enfant de huit ans voyager seule à dos d'éléphant.

Mais un jour, des chasseurs, voyant le deuxième éléphant de Mira et le pensant sauvage, l’abattent d’un coup de fusil. Désolés et honteux envers la fillette, ils lui offrent quelques vivres en dédommagement. Par la suite, Mira se nourrit principalement des baies et des fruits qu’Ikbal lui a appris à cueillir, ou des œufs volés dans des nids, car elle sait grimper aux arbres. Ainsi, la petite fille parvient à subsister durant son périple. Elle se fait même un ami : un petit singe de type ouistiti qui a sauté dans ses cheveux alors qu’elle traversait une forêt vierge, et qu’elle baptise Kashmir. Mira parvient enfin à rejoindre Aéoka, et lui apprend la mort d’Ikbal. En souvenir de son ami, Aéoka décide de recueillir chez lui l’enfant, l’éléphant et le petit singe.

Pendant ce temps, Lord Hamerless rencontre de préoccupants problèmes de santé. Un médecin consulté identifie un trouble cardiaque induit par les très fortes chaleurs, et recommande fortement à son patient de quitter l'Inde. Lord Hamerless se résigne donc, à rentrer en Angleterre, avec sa femme… et sa fille.

Lorsqu’il l’annonce au Rajah-Prince, celui-ci est tétanisé. Bien entendu, il ne veut pas qu’Hamerless emmène en Angleterre celle qui, en réalité, est sa fille à lui. Il tente de faire changer Hamerless d’avis, mais hélas, il y a peu d’arguments à opposer au diagnostic alarmant d’un médecin. Harcha entre alors dans une colère noire, fait enlever Dolly, et la maintient claquemurée dans son palais. Mais quelques heures passées en sa compagnie suffisent à le désillusionner : Dolly est terrifiée, et demande en permanence à être ramenée dans sa famille. Elle ne croit pas Harcha quand il lui révèle être son vrai père, elle n’a que faire de l’existence de princesse qu’il lui fait miroiter. De plus, élevée dans la religion protestante, elle n’a que mépris pour la religion hindouiste, et ne rêve que de voir l’Angleterre où son père est né. Harcha comprend alors qu’en dépit de toute son attention de parrain, sa fille, élevée par un anglais, est devenue une petite anglaise avec laquelle il ne partage aucune affinité.

La mort dans l’âme, le Rajah-Prince ramène Dolly à son père, lequel est furieux et ne comprend rien à ce qui se passe. Harcha décide alors de tout avouer : la substitution des bébés; la vraie Dolly confiée à Ikbal et qui était bien la petite danseuse blonde aperçue par Hamerless; la peur d’être découvert; l’injonction à Ikbal et Mira de quitter la ville, puis l’assassin lancé à leurs trousses, assassin qui devrait d’ailleurs être revenu faire son rapport, mais dont Harcha n’a plus de nouvelles, ce qui laisse penser qu’il n’a pas pu accomplir sa mission.

Malgré sa santé déclinante, Hamerless décide de tout faire pour retrouver Mira. Il enquête et finit par apprendre le nom d’Aékoa et de son village. Brièvement immobilisé à la suite d’une chute de cheval, Hamerless écrit une lettre à Aéoka pour demander à Ikbal de ramener Mira au palais. Ne sachant qui lira cette lettre, il se contente de faire une allusion à un secret de naissance, sans en dire plus. [Pas sûr qu’en 1930, le service des postes entre l’Inde et le Cachemire soit aussi développé que le suppose l’autrice, mais admettons].

Aéoka reçoit une semaine plus tard la lettre de Hamerless, et décide d’y répondre, ce qui terrifie Mira, qui pense que Lord Hamerless est associé au Rajah, et qu’il cherche lui aussi à la retrouver pour la tuer. Soupçonnant néanmoins la vérité, Aéoka demande à Mira si elle a connaissance d’un secret lié à sa naissance. La petite fille se rappelle alors que ce secret est caché dans le médaillon qu’Ikbal lui a donné la veille de sa mort. Hélas, elle a perdu ce médaillon depuis son arrivée au village, et elle ignore où il peut être.

Dans l’expectative, Aéoka fait répondre à Hamerless qu'Iklab est mort, mais que Mira est bien chez lui, et il invite Lord Hamerless à venir discuter avec elle. Mira est terrifiée par cette perspective. Elle ne peut pas se résoudre à voir Lord Hamerless autrement que comme une âme damnée du Rajah. Le soir même, profitant du sommeil de la maisonnée, elle noue un petit baluchon, et s’enfuit en direction du nord, vers le Tibet. Dans la terreur qui est la sienne, elle ne songe ni à prendre son éléphant, ni à emmener Kashmir avec elle...

Quand deux semaines plus tard, parfaitement remis, Lord Hamerless parvient enfin au village d’Aékoa, il apprend affligé que Mira a disparu depuis déjà deux semaines. Même si elle est à pied, cela fait une sacrée avance. Entre temps, Aékoa s’est aperçu que le singe Kashmir gardait contre lui le médaillon de Mira. Alors qu’elle venait de déposer le médailllon sur un meuble, Kashmir l’avait dérobé pour se réchauffer, croyant que l’objet dégageait de la chaleur.

On trouve à l’intérieur du médaillon le message secret laissé par Iklab, et qui convainc enfin Aékoa que Lord Hamerless n’a aucune mauvaise intention. Dès lors, il se propose de lui servir de guide pour rattraper et sauver la petite fille.

Pendant ce temps, quelques dizaines de kilomètres plus loin, Mira, frigorifiée, épuisée, affamée, sent ses forces l'abandonner alors qu’elle grimpe péniblement un flanc de montagne. Elle s’effondre dans la neige et perd connaissance. Un lama tibétain qui passait par là aperçoit le corps de Mira, la suppose morte et, suivant les principes de sa religion, ramène son corps à sa lamaserie pour le veiller durant trois jours avant de l’inhumer.

Mais Mira est-elle vraiment morte ? Lord Hamerless parviendra-t-il à temps à la lamaserie, avant que les lamas tibétains n’enterrent vivante la petite fille ?...

« La Fille Unique de Lord Hamerless » est un petit chef d’œuvre injustement méconnu, rédigé dans une langue sobre et factuelle, et servi par un authentique suspense, très rare alors dans la littérature enfantine.

On reprochera à Eugénie Soulié de s’être fortement inspirée, pour le voyage de Mira et Iklab, du « Sans Famille » d’Hector Malot. Les analogies entre les deux récits sont nombreuses : Vitalis, dans « Sans Famille », est musicien ambulant et dresseur de chiens, Ikbal est ici charmeur de serpents; Rémi est violoniste et danseur; Mira est danseuse; Vitalis possède trois chiens, Ikbal possède deux éléphants; Vitalis est accompagné d’un petit singe nommé Joli-Cœur; Mira adopte un petit singe qu’elle baptise Kashmir; Vitalis meurt à la moitié du roman, laissant Rémi seul au monde : Ikbal aussi, laissant Mira sans ressources.

Néanmoins, la comparaison s’arrête là, et peut-être faut-il y voir davantage un hommage appuyé plutôt qu’un demi-plagiat. Par ailleurs, Eugénie Soulié développe un scénario complexe et astucieux, qui invite ses jeunes lecteurs à réfléchir aux notions de parenté et d’égoïsme, car l’irresponsabilité et l’inconscience du Rajah-Prince, qui sauve sa fille tout en condamnant - avec une indifférence criminelle - celle de son ami anglais, est fortement soulignée.

Ce qui surprend agréablement dans ce petit roman sans prétentions, c’est avant tout la finesse et la poésie d’une autrice qui ne prend pas ses jeunes lecteurs pour des idiots, ce qui fait d’ailleurs que son livre reste tout à fait passionnant pour un lectorat adulte. On sent aussi qu’Eugénie Soulié s’attache – et nous attache nous aussi – à cette courageuse petite Mira, vêtue de haillons colorés, et dont les grands yeux bleus émerveillés et les adorables frisettes blondes se marient à merveille avec l’univers chatoyant qui l’entoure, celui d’une Inde sublimée, dont l’autrice partage une image peut-être un peu idéale, mais débordant d’un authentique amour universel.

Car il y avait, dans cette histoire d’échange de berceaux d’un bébé anglais et d’un bébé hindou, nombre de prétextes pouvant servir à hiérarchiser deux civilisations, dont l’une est à ce moment la colonisatrice de l’autre. Eugénie Soulié évite de tomber dans ce piège pour soutenir au contraire que les éducations se valent, et que la loi du sang compte bien peu. Ainsi, Dolly, élevée par les Hamerless, est une petite anglaise à la peau mate, tout comme Mira, élevée par Ikbal, est une petite hindoue.

L’autrice ne cache pas non plus à ses lecteurs les faiblesses de Lord Hamerless qui, apprenant que Dolly n’est pas sa vraie fille, commence par la rejeter brutalement, ce dont la petite fille est très affectée. C’est en la voyant pleurer et souffrir que Lord Hamerless comprend alors que Dolly, pour n’être pas de son sang, est néanmoins sa fille, comme il est lui-même son père, et que la petite hindoue ne doit pas payer pour le crime commis envers la petite anglaise.

C’est d’ailleurs ainsi que le Rajah-Prince Harcha sera puni de sa mauvaise action : voulant sauver sa fille aux dépens de celle de son ami, il la perd à jamais pour n’avoir pas voulu l’assumer. C’est donc avec ses deux filles que Lord Hamerless regagne l’Angleterre, deux sœurs qui se regardent encore avec un peu de méfiance et de jalousie, mais qui apprendront à s’aimer tant elles seront enfin semblablement aimées par leurs uniques et dévoués parents.

C’est un très beau livre, très émouvant, que j’offrirais volontiers à ma fille si j’en avais une. « La Fille Unique de Lord Hamerless » est un roman qui mériterait d’être redécouvert, tant pour sa poésie humaniste que pour la sagesse intemporelle qui y est exprimée, et on pourrait même tirer de ce joli conte, si on savait encore en faire, un très beau film, qui vaudrait bien mieux que tous les sermons des pédagogues bornés, d’hier et d’aujourd’hui.          
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