Enfin une quatrième de couv' qui ne bidonne pas :
« Célébré à travers le monde comme un dieu du dessin et comme un maître de la bande dessinée ».
« Une inestimable source de découvertes ».
L'auteur de ces entretiens,
Numa Sadoul, écrivain, dramaturge, metteur en scène de théâtre et opéra, s'est d'abord fait un nom dans la BD en étant le premier à interviewer longuement
Hergé au début des années 1970. Il commence des cycles d'entretiens avec
Jean Giraud / Moebius au milieu des années 1970, ce qui donnera une courte BD (Interview) de ce dernier en 1974, et une première version du livre (
Mister Moebius et docteur Gir) en 1976. Les deux remettront le couvert à la fin des années 1980, pour une version augmentée (Moebius, entretiens avec
Numa Sadoul), et en 2011 pour cette version rendue définitive par la mort de
Jean Giraud en mars 2012.
J'avoue ne pas avoir tout capté à l'organisation du livre, qui reprend les trois séries d'entretiens en les mélangeant, mais le foutraque sied si bien à Moebius.
Côté biographie, tout y est et rien n'est occulté. Rejeton d'une famille atypique, passionné d'images puis de dessin dès sa tendre enfance, son adolescence interrompue par le voyage au Mexique pour aller retrouver sa mère qui était partie s'y marier, les arts appliqués, le service militaire en Algérie (heureusement planqué), ses débuts dans l'illustration chez Hachette avec
Jean-Claude Mézières (le papa de Valérian et Laureline), puis dans la BD sous la bienveillante férule de Joseph Gillain (
Jijé). Et le début de Blueberry, qu'il signe Gir mais que Dargaud publie sous son nom complet.
Plus tard, la rencontre avec
Alejandro Jodorowski pour le film avorté Dune, mais qui sera ensuite féconde en BD. Quasiment son premier gourou. Et puis ce gibier de secte s'entiche de types de plus en plus douteux : un premier l'embarque vivre dans une communauté à Tahiti et tente d'exploiter son talent et sa renommée ; le second, qui finira condamné pour pédophilie, le convertit au régime instincto. Ses deux familles successives. Son bonheur d'être reconnu de Los Angeles au Japon, de Venise à Naples, jusqu'à la
Fondation Cartier ou le Futuroscope, et comment il savoure cette renommée avec bonhommie.
Côté oeuvre, c'est magique.
Jean Giraud raconte tout : ses réussites et ses errements, ses p'tits trucs et ses grands projets, ses rêves et ses relations avec ses confrères (à commencer par
Jean-Michel Charlier, le scénariste de Blueberry), son amour inaltérable du dessin, ses délires de raconteur d'histoires sans queue ni tête mais aussi ses ambitions cosmogoniques… Et toujours avec humour et une auto-ironie salvatrice.
Ce qui fait le charme de
Jean Giraud, c'est la diversité ahurissante de son oeuvre, la multiplicité des projets ainsi que des arts et media abordés. Et le livre évoque la quasi-totalité (il en manque forcément, mais va savoir lesquelles) de toutes ces aventures.
Au passage, il confirme plusieurs fois, lors des entretiens successifs, sa passion intacte pour Blueberry. Mais ça, seul un aveugle pourrait ne pas s'en rendre compte à la lecture des albums tardifs. À la veille de sa mort, il avait encore le projet d'un Blueberry 1900, série spin-off sur une dernière période de la vie de son héros.
Evidemment, toutes les facettes de l'oeuvre sous pseudonyme Moebius sont abordées. Les débuts dans le Hara-Kiri du
Professeur Choron, dès 1963, c'est-à-dire en même temps que sortent les premiers albums de Blueberry. le hiatus puis le retour avec la fondation de
Métal Hurlant. Les premiers classiques (Le Bandard fou,
Arzach, le Garage Hermétique et la geste du Major Grubert) puis la reconnaissance grand public avec L'incal. Les dernières séries le monde d'Edena et Inside Moebius, ainsi que tous les recueils de dessins ou catalogues d'expositions. L'activité de scénariste, bien plus féconde qu'on ne l'imagine. Ses multiples incursions dans le dessin animé et dans l'univers des mangas…
Sont aussi évoqués tous les projets restés en plan, faute de temps, qui sont désormais autant de frustrations : une suite de L'homme du Ciguri, un second épisode d'Arzak après L'arpenteur... Là, on se prend à rêver qu'il reste de quoi nous sortir quelques albums de plus dans les cartons de Moebius Production, sa dernière maison d'édition créée avec sa seconde épouse. Qui sait ?
Bref, c'est vraiment LE livre indispensable à qui voudrait aller au-delà de ses oeuvres les plus connues, s'y retrouver dans ce bazar sans nom que constitue cette oeuvre multiforme imprimée à droite et à gauche, et retrouver avec bonheur la passion qui anima, sa vie durant, le génial Gir / Moebius.