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Critique de boudicca


S'il y a un aspect pour lequel les romans de Joe Abercrombie sont réputés, c'est bien leur noirceur. C'est ce qui faisait tout le charme de la trilogie « La Première loi » et des trois one shot qui ont suivi (« Servir froid » ; « Pays rouge », et, mon favori entre tous, « Les héros »), et c'est justement la raison pour laquelle l'étiquette « young adult » accolée à sa nouvelle trilogie m'inquiétait un peu : l'auteur se serait-il assagi au point de nous offrir un récit édulcoré à mille lieu du cynisme et de la violence de ses autres romans ? Les critiques élogieuses de L'ours inculte, de même que la superbe couverture de l'édition intégrale réalisée par Didier Graffet, ont toutefois fini par venir à bout de mes réticences. Et ce fut tant mieux, car si l'ouvrage n'est, à mon sens, pas vraiment à la hauteur de ceux précédemment cités, il n'en reste pas moins de très bonne facture.

La construction, d'abord, est plutôt intéressante puisque l'auteur opte pour un changement et une multiplication des points de vue en fonction des tomes : à Yarvi, héros de la première histoire, succèdent ainsi Épine et Brand (second tome), et enfin Skara, Raith et Koll (troisième tome). En dépit de ces modifications, on retrouve chaque fois les protagonistes précédents, seulement ces derniers sont désormais ravalés au rang de personnages secondaires. le décor se compose pour sa part de différents royaumes, tous situés autour de la Mer Éclatée et tous placés sous l'autorité d'un Haut-Roi dont l'emprise se fait de plus en plus forte et donc de plus en plus oppressante pour les chefs des autres clans. Abercrombie pioche allègrement dans la culture nordique, non seulement en ce qui concerne les paysages et le climat, mais aussi le mode de fonctionnement des différents royaumes, les croyances, ou encore la manière de faire la guerre. Celle-ci occupe d'ailleurs une place centrale dans le récit, mais, contrairement à ce que pourrait laisser entendre l'étiquette « young adult », la violence n'est en rien atténuée ni les combats édulcorés. le surnaturel occupe quant à lui une place très limitée dans le récit et se résume à l'utilisation de quelques puissants artefacts magiques, seuls vestiges d'une mystérieuse civilisation elfique désormais disparue. Sauf que l'on comprend très vite que ces elfes sont en fait très probablement des hommes ayant autrefois atteint le même degré d'évolution technique que nous, et que les terribles armes qu'ils ont laissé derrière eux sont en fait des armes à feu. Un choix intéressant qui ouvre un certain nombre de perspectives dans le dernier tome et qui aurait sans doute mérité d'être davantage exploité. Venons-en maintenant à chacun de ces trois tomes qui, s'ils s'enchaînent de manière cohérente et se complètent à merveille, n'en sont pas moins très différents les uns des autres. [Attention, si j'ai évité dans la mesure du possible de laisser passer de gros spoilers, il est possible que quelques petites révélations traînent dans les lignes qui vont suivre.]

Abercrombie introduit avec « La moitié d'un roi » l'un des personnages clés de cette trilogie et le seul à se voir consacrer un tome entier : Yarvi. Fraîchement couronné roi du Gettland après la mort soudaine de son père et de son frère aîné, le jeune homme a la malchance de posséder une main atrophiée qui fait de lui un piètre guerrier et un souverain peu respecté. Alors forcément, lorsque le nouveau roi est victime d'un coup d'état quelques semaines seulement après sa prise de pouvoir, personne n'est vraiment surpris. Seul le principal intéressé ne s'y attendait pas ! le voilà désormais simple esclave, vendu à la cruelle capitaine Shadikshirram au profit de laquelle il exerce à présent comme rameur. Un travail ingrat et laborieux qu'il attend la première occasion pour fuir, avant de se lancer à la reconquête de son trône. le récit est bien construit, même si la première partie est assez convenue et n'offre aucune véritable surprise. La fuite du personnage et les épreuves traversées ensuite au cours du voyage donnent toutefois un peu plus de rythme à l'ensemble et relancent l'intérêt du lecteur. La fin offre quant à elle un retournement de situation plutôt bien amené qui rebat complètement les cartes et pose les fondations du second tome. La plupart des personnages mis en scène sont plutôt sympathiques mais auraient mérité d'être plus étoffés pour être vraiment convainquant. C'est le cas notamment de tous les anciens esclaves qui constituent l'entourage hétéroclite du héros et dont le rôle se limite trop souvent à celui des braves camarades à la fidélité inébranlable. Certaines personnalités se distinguent heureusement du lot, à commencer par le guerrier Personne, qui rappelle par bien des aspects quelques unes des figures emblématiques des autres romans de l'auteur. Bref nous avons affaire ici à un premier tome solide mais trop classique et qui manque du mordant qui font d'habitude le charme des romans d'Abercrombie.

Si Yarvi est toujours très présent dans le second tome, se sont pourtant deux nouveaux personnages qui se partagent l'affiche : Épine et Brand. La première est une jeune fille hargneuse désireuse d'obtenir une place parmi les guerriers du Gettland ; le second un jeune homme calme et généreux qui attend lui aussi s'être intégré à la classe des guerriers mais dont la générosité se retourne trop souvent contre lui. Ainsi, lorsqu'Epine se fait exclure par leur instructeur après avoir perdu un combat truqué, le voilà à son tour mis au ban des guerriers pour avoir pris sa défense. Fort heureusement, Yarvi cherche à recruter un équipage pour un voyage à l'autre bout du monde, et tant mieux s'il s'agit de gens désespérés, ils n'en sont que plus aisément manipulables... On reconnaît davantage dans « La moitié d'un monde » la patte d'Abercrombie qui adopte un ton plus cynique que dans le précédent opus. L'auteur renoue également avec une description crue et lucide des combats qui sont bien plus au coeur du récit que dans le précédent roman, même si avons affaire ici à de simples escarmouches et pas encore aux vraies batailles qui se profilent à l'horizon. L'intrigue se fait quant à elle plus subtile, moins prévisible, même si ce second tome souffre toujours de sérieux problèmes de rythme. Les deux nouveaux protagonistes sont eux aussi moins « classiques » que Yarvi et leur intérêt vient surtout ici de leur opposition : difficile en effet de trouver deux caractères aussi éloignés l'un de l'autre. Si on s'attache très facilement au personnage de Brand, celui d'Épine est ainsi bien plus difficile à cerner. L'auteur brosse le portrait d'une guerrière sans concession, et s'il est difficile de passer outre son caractère exécrable et sa vantardise, on peut néanmoins saluer le fait que le personnage sonne vrai et échappe à la plupart des clichés qui collent habituellement à la peau de ce type de figure. On peut cependant regretter un traitement un peu trop mièvre de la relation entre elle et Brand. Relation qui évolue de manière prévisible en dépit des faux rebondissements instaurés par l'auteur (ils s'aiment mais passent leur temps à se persuader que l'autre n'éprouve rien si bien qu'on tourne en rond encore et encore et encore...). Un second tome d'un meilleur niveau, donc, mais loin d'atteindre l'intensité et l'originalité des précédentes oeuvres de l'auteur.

Le titre du troisième et dernier opus laisse en tout cas peu de place au doute : cette fois rien ne pourra empêcher la guerre d'éclater. Aux armées du Haut-Roi de Skeleken et de ses nombreux et puissants alliés vont ainsi s'opposer celles de la fragile union rassemblant le Gettland, le Vansterland et le Trovelande. Trois royaumes qui sont plus habitués à se faire la guerre qu'à unir leur force. Mais à situation désespérée... « La moitié d'une guerre » met l'accent sur trois nouveaux personnages, tout en laissant Yarvi, Epine et Brand en arrière-plan. La première est Skara, très jeune reine du Troveland, qui doit faire face à l'invasion de son pays et tente tant bien que mal de préserver l'équilibre entre ses deux belliqueux alliés. le second est un guerrier du Vansterland, violent et bourru ; quant au troisième il s'agit de Koll (que l'on connaît déjà), apprenti-ministre tiraillé entre son ambition et son affection pour une jeune fille. On retrouve avec ce troisième tome l'Abercrombie que l'on connaît, celui qui aime jouer des tours cruels à ses personnages et qui ne fait pas dans la dentelle. Et cela fait du bien ! L'auteur a corrigé ici ses problèmes de rythme et tisse les derniers fils d'une intrigue plus ambitieuse et palpitante que prévue. Les personnages gagnent encore un peu plus en profondeur, les nouveaux arrivants aussi bien que les anciens, ce qui permet au roman de jouer plus efficacement sur le registre de l'émotion. Certains évoluent d'ailleurs de manière assez inattendue et on comprend ainsi mieux le choix de l'auteur de varier les protagonistes au fil des tomes, laissant ceux qui se tenaient autrefois dans la lumière agir un peu plus dans l'ombre. Après les escarmouches des précédents tomes, l'auteur nous offre aussi de belles batailles qui, si elles comprennent inévitablement leur lot de moments épiques, sont toujours dépeintes de manière aussi peu glorieuse. La guerre c'est sale, c'est moche, et Abercrombie n'entend pas en faire autre chose. L'auteur nous évite également un happy-end convenu qui aurait fait tâche après un tel déchaînement de violence et nous offre une fin douce-amère qui répond à toutes les interrogations du lecteur tout en laissant la plupart de ses personnages soulagés mais insatisfaits.

Joe Abercrombie signe avec « La mer éclatée » une trilogie convaincante qui se bonifie au fil des tomes. Si on peut ainsi regretter le manque d'originalité du premier tome et les faiblesses de rythme du second, le troisième volume vient heureusement redresser la barre et nous offre un final très réussi, plein d'émotion, de batailles épiques et de rebondissements inattendus.
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