Citations sur Comme un ciel en nous (54)
Les musées nous ont habitués à l'idée que les oeuvres ont été faites pour être vues. Qu'elles sont faites pour la lumière, pour les regards. Notre passion du visible est devenue une passion de la visibilité. Les écrans ont fait pour nos corps et nos visages ce que les musées ont fait pour les oeuvres - ces écrans miniaturisés jusqu'à tenir dans nos poches, à nos poignets.
Les hommes qui, comme mon père, ont des secrets et les gardent semblent presque appartenir à un autre monde.
C'est une autre façon - temporelle, morale, plutôt que géographique - d'être étranger. Etranger à une époque où notre goût pour l'exposition a basculé dans celui de l'exhibition.
L'amour de mon père était un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que je le voie ou pas.
Cette petite ne parlera jamais français. Et lui me l’avait raconté. N’avait pas pu s’en empêcher. Pas tout de suite, bien entendu. Pas sur-le-champ, à l’époque où en effet je ne parlais pas français, où je ne parlais d’ailleurs pas du tout. Mon père n’était pas cruel. Il a attendu non seulement que je le parle, le français, mais que je l’écrive. Que j’obtienne le Goncourt du premier roman. Alors il me l’avait dit. Mon succès, si modeste fût-il, était sa revanche ; et j’avais compris combien ma main, celle qui encore aujourd’hui écrit au stylo – combien cette main que je croyais mienne, et qui l’était, était aussi celle qui prolongeait, qui achevait un bras que je croyais mien, et qui l’était, mais qui en même temps était le bras de mon père.
Le bras armé de mon père.
Que transmet-on à sa fille, sa fille unique, quand on a renié son passé ? Quand on a pu ou cru pouvoir se réinventer, dans un autre pays, une autre langue ? Mon père m'emmenait au Louvre. L'histoire de l'art est une histoire de fantômes pour grandes personnes, me disait-il. L'histoire de l'art, c'est ce qu'il m'a transmis à la place de son histoire à lui, savamment effacée et redessinée au gré du temps. (p. 34)
Il entourait les mots qu'il ne connaissait pas-il n'y a pas mille et une façons d'apprendre une langue, je procéderai de même, dans les années 1990, pour l'anglais. Aujourd'hui encore on peut suivre, de livre en livre, l'évolution de son vocabulaire. Il lisait : des biographies de Léonard de Vinci; La Théorie de l'art moderne de Paul Klee; et, même si la fiction, les romans, n'ont jamais eu sa préférence, La Ronde de nuit , de Patrick Modiano. Il s'est forgé un français châtié, il y tenait; d'une certaine manière c'était, je suppose, comme porter un beau manteau. Aussi, en dépit de son accent, parlait-il comme un livre. Comme les livres que j'écrirais plus tard. (p. 23)
De quoi parle-t-on quand on parle d'art ? De conservation. De permanence. D'un voeu d'éternité.
Alors, de quoi ne parle-on pas quand on parle d'art ?
Pour moi, c'est souvent une façon détournée, presque cryptée (...) d'évoquer la violence, la destruction, la mort. Une oeuvre d'art, une fois reconnue comme telle, semble extraite de ce cycle qui nous concerne tous. Elle est éternellement soignée, éternellement choyée. (Cette éternité est, bien sûr, une illusion; mais cette illusion est efficace. Elle est suivie. Elle marche.) (p. 103)
Un jour, je devais avoir huit ou dix ans, mon père m'a oubliée au Louvre. Curieusement, ce n'est pas un mauvais souvenir. Reste avec elle, d'accord, j'ai un coup de téléphone à passer, je reviens. -Elle- c'était la Vénus de Milo. Elle faisait partie de la famille.
Je me suis assise et j'ai attendu. Ce n'était pas difficile pour moi d'attendre et je n'y pensais même pas en ces termes. J'aurais sans doute dit que je regardais. Je regardais les oeuvres. Je regardais les gens. (p. 79)
Qu'est-ce qui fait un chef d'œuvre ? Notre regard, ou notre désir ?
L’écriture est mon moyen de transport préféré.
Rien de tel chez mon père; au contraire, la maison qu'il professait s'être choisie, c'était le Louvre, justement; si tant est que l'on puisse choisir de s'établir non dans un pays mais dans un art, non dans une nation mais dans la beauté. Et malgré cela, malgré tout, la question de l'appartenance finit un jour ou l'autre par nous rattraper. (p. 119)