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Critique de Antyryia



- Madame Antoine ? Veuillez me suivre en salle d'interrogatoire s'il vous plaît.
Avocat commis d'office, j'accompagne ma cliente, qui se demande de quoi elle peut bien être accusée.
Un malentendu, assurément.

C'est Jack Malone, de l'équipe de FBI portés disparus, qui a réveillé Amélie en pleine nuit en l'appelant pour une affaire des plus urgentes. Hélas, pas de jolie Samantha Spade à ses côtés, mais une dénommée Myriam Solokoff, dont la sympathie évoque celle d'une porte de prison.

- Bon, commençons. Je vais être direct : Connaissez-vous Lilas Colombel ?
D'un signe de tête, j'autorise la romancière à répondre.
- Bien entendu, il s'agit de l'héroïne de mon nouveau roman, Pourquoi tu pleures ?
- Cette jeune femme vous accuse d'être responsable de la disparition de son époux, Maxime, et de sa fille âgée de seulement quatre mois, la petite Zélie.
- Mais, agent spécial Malone, il s'agit de personnages de fiction !
Je fais remarquer à ma cliente que ce héros de série télévisée n'est pas non plus réel, pas plus que ne l'est Myriam Solokoff d'ailleurs.
- Donc vous ne niez pas savoir ce qui leur est arrivé ?
- C'est moi qui ait écrit et réécrit leur histoire, donc oui je sais forcément ce qu'il s'est passé. Cette conversation est absurde. Comment un personnage issu de mon imaginaire pourrait porter plainte contre moi ?
- Vous venez de faire un lapsus très révélateur : Vous venez de dire que vous aviez passé du temps à réécrire l'histoire. Jusqu'à vous créer un alibi parfait ? Que s'est-il réellement passé le samedi 18 juin 2022, à part l'anniversaire de l'appel du général De Gaulle ? Pourriez-vous nous communiquer votre emploi du temps précis à cette date ?
- Ecoutez, je n'ai rien à vous dire de plus. Si vous voulez vous faire une idée vous n'avez qu'à lire mon livre, il est vendu 19,50 €.
- C'est le montant de la rançon que vous réclamez en échange de Maxime et Lilas ? Vous avouez donc les détenir ?
- Mais pas du tout ! C'est le prix du roman fixé par mon éditeur ! Si je vous raconte tout de A à Z l'histoire perdra beaucoup de son intérêt pour les lecteurs potentiels. J'y ai disséminé quelques passages qui devraient retourner bien des cerveaux et les divulguer lors de cet interrogatoire enregistré serait du gâchis.
- Un peu à la façon de Claire Favan, mais avec une psychologie plus aboutie des protagonistes dominant l'aspect purement suspense, argumentais-je tout de même.
- Lilas Colombel s'est réveillée à 2h17 cette nuit-là, inquiète de l'absence de son mari et de sa fille. Epuisée, elle n'avait pas pu les accompagner à la pendaison de crémaillère d'un collègue de son mari. Mais à cette heure-ci ils auraient du être de retour. Maxime est resté injoignable au téléphone. Nous n'avons pas réussi à retrouver sa trace ni celle de Zélie. Alors si vous savez la moindre chose, il faut nous la communiquer d'urgence. Est-ce que le père a pris la fuite avec sa fille ? Ont-ils fait du stop avec un psychopathe ? Ont-ils eu un accident, auquel cas il est encore temps de leur porter secours ? Ou, comme nous le soupçonnons, sont-ils tous les deux enchaînés dans votre cave ? Quel est le poteau ?
- Pardon ?
- Je vous demande de nous dévoiler la vérité, le poteau rose.
- On dit "pot-aux-roses" précisais-je.
- C'est ça. Et bientôt vous allez aussi prétendre qu'on dit Mariage plus vieux, mariage heureux ?
- le Larousse et l'académie française ne sont pas d'accord à ce sujet, nuancais-je afin de recentrer l'interrogatoire.

- Mais vous dites vraiment n'importe quoi ! s'énerve Amélie, coincée dans cette pièce de théâtre digne d'Ionesco.

- Vous savez Amélie, intervient alors l'enquêtrice Solokoff, je me suis pas mal renseigné à votre sujet. Et il semblerait qu'il y ait curieusement de nombreuses disparitions suspectes voire inexpliquées autour de vous. Vous avez notamment déjà été entendue dans le cadre de la disparition de la petite Jessica Simoëns.
- Mais vous évoquez un autre de mes romans, Sans elle ! Je suis quand même l'auteure, la créatrice, la démiurge ! J'ai le droit de décider du sort de mes personnages il me semble, autant que de leur caractère ou de leur histoire !
- Et vous pensez avoir le droit de vie et de mort également ? Vous brisez des couples, vous dissociez des familles, vous malmenez des enfants, vous poussez les gens dans leurs plus infimes retranchements jusqu'à ce qu'ils n'en puissent plus.
- Je me contente d'essayer de comprendre et de restituer au mieux certains dysfonctionnements. Certains de mes romans sont noirs, je ne vais pas le nier, mais je suis convaincue que le message que je cherche à transmettre a beaucoup plus d'impact dans ces cas-là. Rien n'est gratuit.
- Pour revenir à Lilas, vous ne l'avez quand même pas gâtée en la faisant grandir auprès d'une mère aussi ignoble. D'après son témoignage vous lui avez fabriqué une mère capable de lui dire :
"Pourquoi faut-il que tu sois si brouillon, si maladroite, si peu appliquée, quand ta soeur réussit tout du premier coup ?"
Ou encore, quand elle lui présente son grand amour Maxime :
"La seule question que je me pose, c'est : qu'est-ce qu'il peut bien te trouver ?"
Et alors qu'elle vit désormais auprès de l'homme de sa vie, qu'ils ont une maison, une petite fille, qu'elle a enfin droit au bonheur, vous donnez un grand coup de pied dans la fourmilière de son existence heureuse en faisant disparaître les deux personnes auxquelles elle tient le plus ? C'est vraiment vilain, Amélie.
- Mais puisque je m'acharne à vous dire que ce sont des personnages fictifs !
- Absolument sans lien donc avec une réalité sociétale existante, un fait divers quelconque, vous pourriez jurer que tout est inventé de A à Z ?
Quand Amélie, à bout, s'apprête à répondre, je lui conseille de garder le silence.
- Vous savez Amélie, je pense que si Anne, la belle-mère de Lilas, habite Aubagne, c'est parce qu'inconsciemment vous saviez ce qui vous attendait.
La romancière demeure mutique face à autant de mauvaise foi.
Elle sera ensuite placée en garde à vue puis emprisonnée dans l'attente de son procès.

On juge toujours.
"On croit pouvoir écouter les autres de façon impartiale, mais c'est faux."
Sans doute la phrase la plus lancinante de Pourquoi tu pleures ? une fois ma lecture achevée. Tout en sachant que je ne devais pas me positionner, ne pas avoir d'opinion était quasiment impossible. Est-ce que d'autres lecteurs auront un avis différent ? Est-ce que certains pourront réellement ne pas basculer d'un côté ou de l'autre de la balance ? de quel oeil allez-vous regarder Lilas, Maxime, leurs familles respectives ? D'un regard neutre, compréhensif ou plein de jugement ?


Au tribunal, mon long plaidoyer en faveur de la liberté d'expression n'a eu aucun effet. J'ai également tenté d'expliquer que les romans les plus durs procuraient forcément des émotions fortes, les plus vraies, les plus troublantes. En vain.

Quant au jury, il a déclaré sans surprise Amélie Antoine coupable de toutes les charges qui pesaient sur elle.

- Au chef d'inculpation : responsable de la disparition de Maxime et Zélie Colombel, nous déclarons l'accusée coupable.
- Au chef d'inculpation de manipulation et de cruauté envers tous les lecteurs, y compris les plus insensibles et les plus habitués aux romans noirs, Amélie Antoine est également déclarée coupable, sans circonstance atténuante.
- Pour toutes les larmes versées, qu'elles soient de joie, de stress, de fatigue ou de douleur, pour ce titre "Pourquoi tu pleures ?" qui s'adresse autant aux personnages qu'aux nombreux témoins qui auront les yeux humides, la gorge serrée, le coeur broyé durant cette longue narration, l'accusée est considérée responsable de toujours appuyer là où ça fait mal, n'épargnant personne.
- Enfin, pour avoir rédigé un suspense psychologique rappelant parfois quelques incontournables du genre tout en conservant la finesse d'une écriture à fleur de peau qui n'appartient qu'à elle, pour avoir écrit un nouveau roman à la construction impeccable et implacable où la chronologie des évènements s'entremêle avec les extraits d'un journal intime, pour ce chef d'oeuvre d'ingéniosité où chacun devra s'efforcer de lire entre les lignes, pour avoir écrit un livre magistral qui vous laissera KO debout, Amélie Antoine est condamnée à la prison à perpétuité sans possibilité de libération anticipée. Elle aura aussi l'obligation de publier trois nouveaux romans par an.
Les fonds seront intégralement reversés à l'association de ses victimes : Les lecteurs en détresse.
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