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Critique de Isidoreinthedark


« Depuis la fin de la guerre, j'étais plongé dans un sommeil continu. Je passais de train en train, de camion en camion, de carriole en carriole, tout en demeurant dans un sommeil épais. »

Edwin, dix-sept ans à peine, ne parvient pas à sortir du sommeil profond dans lequel il est plongé depuis que les camps ont déversé sur les routes les milliers de malheureux qui ont enduré l'indicible.

Lorsqu'il dort, l'adolescent originaire comme l'auteur de Czernowtiz en Bucovine, revoit et converse avec son père écrivain, sa mère attentionnée ainsi que ses oncles Arthur et Isidore. Edwin rêve en continu de son retour dans ses Carpates natales et des retrouvailles tant attendues avec sa famille. Ses camarades d'infortune qui tentent de gagner Naples, ne parviennent pas à le sortir de sa torpeur et se relaient pour le porter jusqu'à la Méditerranée.

« Je vainquis le sommeil et me levai. La mer était déjà brûlante. de jeunes réfugiés grandis trop vite barbotaient, d'autres nageaient. C'était un spectacle stupéfiant d'étrangeté. »

Sur le rivage maritime, le narrateur se réveille enfin. Un réveil progressif au cours duquel il reprend contact avec le monde qui l'entoure, entre de longues plongées dans les bras de Morphée. Il rejoint une communauté de jeunes hommes rassemblée autour d'un adulte nommé Efraïm. Une communauté qui se destine à rejoindre la Palestine pour participer à la construction de l'État d'Israël.

Edwin saisit peu à peu la nature du projet d'Efraïm, qui est de transformer les jeunes juifs originaires d'Europe de l'Est, pour la plupart non pratiquants, en des soldats sionistes et pieux. Au-delà des exercices physiques que leur impose leur maître empli de sagesse, il leur faudra apprendre l'hébreu, et renoncer au prénom que leur ont donné leurs parents pour adopter un prénom hébraïque. Malgré ses réserves, Edwin, qui plonge encore parfois dans un sommeil de plusieurs jours, devient ainsi Aharon et tente d'appréhender l'ancien testament.

« Ma langue originelle était en recul constant tandis que l'hébreu prenait racine, élargissait mon horizon et me liait à la terre et aux arbres. »

L'escouade menée par Efraïm atteint enfin une ferme située en Palestine, et apprend à travailler la terre, tels les pionniers d'un nouveau monde. Les jeunes hommes apprennent également le maniement des armes et se préparent au conflit armé qui gronde. Lors du premier assaut donné par Efraïm envers un ennemi qui ne cesse de les harceler, le destin d'Aharon basculera à tout jamais.

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« Le garçon qui voulait dormir » mêle la vie « réelle » de son héros, qui se déroule pour l'essentiel en Palestine, avec sa vie « rêvée » qui se déroule dans les Carpates en compagnie de sa famille. Aux jours passés sous le soleil brûlant de la terre promise, se succèdent les songes des nuits en Bucovine, qui voient défiler des trains, apparaître les oncles Arthur et Isidore, et donnent au narrateur l'occasion de dialoguer avec ses parents bien-aimés.

« La vie est un songe » écrivait Pedro Calderón de la Barca en 1635 dans une pièce de théâtre métaphysique.

Dans ce roman doux-amer, Aharon Appelfeld renverse la proposition de Calderón, en immergeant son héros dans un long sommeil dans lequel « Un songe est la vie ».

Durant les longues heures où Edwin plonge dans un sommeil en forme de voyage vers sa terre natale, les rencontres avec ses oncles, les discussions avec ses parents, l'évocation de son grand-père pieux, paraissent tout aussi réels que les instants où le héros éveillé découvre une Palestine dont il ignorait l'existence.

Durant cette vie nocturne, il croise des anciens amis de ses parents, qui lui vantent la qualité de la plume de son père, qui n'a pourtant jamais été publié, la douceur de sa mère mélomane, ainsi que le respect qu'intimait la foi de son grand-père.

Cet entrelacement entre « la vie rêvée » et « la vie vécue » du héros, qui évoque un double de l'auteur, confère une forme de profondeur métaphysique à « L'enfant qui voulait dormir ». En renversant la proposition de Calderón, l'auteur nous rappelle que les songes ne sont pas seulement le refuge d'un enfant qui a survécu à l'indicible, mais un lieu où une autre forme de vie se joue, tel un théâtre d'ombres chinoises, qui se superposerait à cet autre théâtre où se mêlent le sang et les larmes que nous nommons la « réalité ».

À travers ce roman lumineux où l'intensité des songes du héros semble parfois infiniment supérieure à celle de sa vie éveillée, Aharon Appelfeld parvient à éclairer le tragique de l'Histoire d'une lumière d'une douceur infinie.

La beauté onirique du « garçon qui ne voulait pas dormir » nous rappelle enfin toute la pertinence de la célèbre maxime de Marcel Proust, qui définit à sa façon ce lieu qui réunit les songes et la vie : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. »

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