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Critique de lglaviano


Extrait de la Préface de Mario Vargas Llosa à : "Diamants et Silex" de José María Arguedas.
« Dans les romans de José María Arguedas, sommes-nous encore dans un monde réaliste, celui du romancier-ethnographe, ou bien dans un univers où, suivant les conceptions animistes, les êtres naturels partagent avec les hommes les attributs de l'esprit, et de la sagesse du cosmos vivant ? En effet, dans la réalité fictive d'Arguedas, la musique, une des formes les plus élevées de la vie et de la conscience, est aussi l'expression du sacré naturel, de cette vie lucide et secrète qui bat au sein de la nature. Faire de la musique est une opération magique qui permet d'appréhender l'âme de la vie matérielle et de communiquer avec elle. C'est en ce sens que Diamants et silex est un véritable roman amérindien : et c'est là, au coeur de la nature, que les vingt harpistes et kénistes de la capitale de la province reçoivent un message, charrié par les eaux tumultueuses du grand fleuve:

●“La nuit du 23 juin, les musiciens descendaient le long des ruisseaux torrentiels qui se jettent dans le fleuve principal, ce grand fleuve profond dont les eaux rejoignent la côte.
Là, sous les grandes cataractes que les torrents façonnent dans la roche noire, les harpistes "écoutaient".
C'est la seule nuit de l'année où l'eau, en tombant sur la roche et en roulant dans son lit lustré, crée des mélodies nouvelles !... Chaque maître harpiste a sa paklla* secrète. (* Ou pak'cha, esprit de l'eau, lié au lieu, souvent une cascade ou une source NDA). Là, il s'avance, de face, et il se jette à l'eau, caché sous les panaches des joncs et des grands roseaux musiciens ; certains se suspendent au tronc des poivriers, au-dessus de l'abîme où le torrent se précipite et pleure. le lendemain et pendant toutes les fêtes de l'année qui suit, chaque musicien joue des mélodies jamais entendues, vraiment inouïes, qui nous touchent directement. le fleuve leur a dicté une harmonie nouvelle, droit au coeur.”

●“ Les touffes de genêts parfumaient la campagne nocturne. Les fleurs formaient des taches claires sur les berges du grand fleuve, comme des îlots fantômes ou de petits astres éteints. le déclin de la lune n'assombrissait pas les étoiles du ciel ; elle se rapprochait de la crête diamantine des montagnes, sur un côté du ciel sans nuage ; sous sa lumière paisible les étoiles brillaient sans blesser la vue. Les choses du monde ne s'harmonisent jamais aussi bien que sous cette lumière. La splendeur des étoiles parvient jusqu'au tréfonds, jusqu'à la matière des choses, leur substance intime : les monts et les fleuves, la couleur des bêtes et des fleurs, le coeur humain, dans la transparence ; et tout se confond, tout s'unit grâce à cette splendeur silencieuse. La distance disparaît. L'homme galope mais les astres chantent dans son âme, ils vibrent dans ses mains. le ciel n'est pas lointain. La jeune fille avait cette transparence…”

●“ Don Mariano s'assit au soleil, à la porte de la sellerie. Les abeilles, affairées, poursuivaient leur oeuvre de vie. Les mouches, quant à elles, délaissant un moment leur travail de mort et de résurrection, jouaient sur les plaques humides du sol ; quelques-unes se poursuivaient, se rattrapaient, s'échauffaient ensemble, bourdonnaient sur une fréquence différente de celle des abeilles. Une petite araignée, au corps renflé et aux pattes courtes, avec sa traîne de soie fine, agitait ses petites pattes de devant, presque entièrement cachée derrière une pierre poussiéreuse, aux aguets. le musicien était très attentif aux petites bêtes, il les percevait noyées dans ses propres larmes. « ─ Qu'est-ce qui me fait pleurer, maman ! Qu'est-ce qui me fait pleurer ? » se demanda-t-il en quechua. Et c'était bien le monde qui le faisait pleurer, le monde entier, la demeure magnifique, éprise de l'homme, de sa créature. ”

Il n'existe donc pas vraiment de frontières entre l'humain et la nature ; celle-ci a une âme et la musique qu'elle dicte aux musiciens dans cette fantastique cérémonie nocturne, la veille de la Saint-Jean, est la voix de son esprit(1). Arguedas est un écrivain original, unique, qui a donné au monde quelque chose qui n'existait pas avant lui, un mensonge convaincant où d'autres hommes ─ d'ici ou d'autres géographies, de notre temps ou de l'avenir ─ peuvent reconnaître, dans les visages cuivrés et les jeux criards des petits écoliers, dans la tendresse de ces femmes du peuple des montagnes, chez ces comuneros(2) hiératiques, dans cette faune spirituelle et cette orographie magique, un mythe qui pérennise, une fois de plus, la protestation d'un créateur contre l'insuffisance de la vie. » Mario Vargas Llosa.

(1) [ À ce moment sublime*, subtil, volatil, vite subtilisé, on ressent vraiment, au creux des fibres vivantes du roseau vibrant accordé à la vibration de fond de l'univers, ou sous l'ondulation de la corde, au tremblement de la peau, au « creux néant musicien » de Mallarmé, on ressent enfin cela qu'on pressentait déjà : malgré les apparences, il y a une unité de l'humain, il y a une unité du vivant, il est une unité du créé entier… Une vibration commune anime le tout, qui permet la rencontre de la matière et de l'esprit, système-ensemble traversé par une même Énergie. *(Sublime au sens étymologique : transfrontalier, ce qui va au-delà, comme une porte d'éternité fulgurante et d'infinitude, masse critique en suspend indéfini, esseuillé ─ c'est-à-dire à la fois hors effet de seuil et hors esseulement ─ mais aussi au sens physique, psychanalytique et métaphysique de sublimation). NDLR: Helgé, lglaviano ]
(2) comunero : américanisme du castillan qu'on peut traduire par «villageois» ou «paysan» (notion d'enracinement de l'Indien dans un terroir) ou «communards» (notion de militantisme pour un mode de vie et de structuration sociale héritées des traditions ancestrales amérindiennes), c'est le membre d'un ayllu (foyer, quartier ou communauté indigène). En kechwa on dira : cumunkuna. NDLR: Helgé, lglaviano
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