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Critique de Ingannmic


Suyapa, militante écologiste, est retrouvée morte dans son lit, abattue de plusieurs coups de feu. Elle doit probablement cette fin tragique à sa lutte contre un projet de barrage impliquant la destruction des terres de la communauté lenchua, dont elle était une représentante. Elle laisse derrière elle trois filles adultes, qui ont emprunté des chemins très différents. L'aînée Luisa vit aux Etats-Unis où elle est avocate d'un cabinet prestigieux. Marla, la plus jeune, subit en silence un mariage peu satisfaisant. Après des études de biologie effectuées dans une université américaine, Indira, la cadette, est revenue vivre à El Encanto. Elles se retrouvent lors du procès des assassins de leur mère, à l'occasion duquel la justice se donne bonne conscience en condamnant des exécutants, laissant les commanditaires impunis.
La construction du barrage est lancée, malgré la mauvaise publicité induite par le meurtre. Mais depuis la mort de Suyapa, les détracteurs du projet, dissuadés à coups de menaces et d'intimidation, se font rares.

C'est un chantier pharaonique. le récit de la construction du barrage n'est pas sans évoquer la "Naissance (du) pont" de Maylis de Kérangal (la nature torrentueuse de la langue en moins) par son approche à la fois minutieuse et multipliant les points de vue, mais aussi par la dimension épique et galvanisante que lui confèrent sa durée et son gigantisme. En s'attardant sur divers personnages représentant la pluralité des métiers à l'oeuvre -terrassiers, spécialistes, géologues, contremaîtres…-, dont elle met en lumière les particularités, les contraintes et les expertises, elle nous emmène des bureaux des chefs de chantier où se prennent les décisions déterminées par les injonctions de lointains commanditaires aux souterrains où les mineurs préparent la destruction de la roche, et nous immerge dans le quotidien des ouvriers, pendant et après le travail. On intègre cette communauté temporaire et grouillante d'hommes sans port d'attache, exilés volontaires qui le temps d'une mission recréent les conditions d'une micro société, avec son organisation et sa hiérarchie -l'officielle, ainsi que celle liée au prestige de certains métiers plus dangereux, plus spectaculaires que les autres-, mais aussi ses amitiés, ses dissensions, ses rivalités, et les maux qu'engendre cette vie nomade -alcoolisme, divorces, instabilité affective. La tension est permanente : il faut tenir les délais contre la météo, les surprises du terrain et toute sorte d'imprévus, tout en limitant les risques d'accidents.

Pendant ce temps, Indira étudie l'impact de la construction du barrage sur l'écosystème, constate avec une frustrante impuissance l'altération irrémédiable de ses équilibres. A l'encontre de l'arrogance des hommes qui veulent dompter une nature qu'ils ne conçoivent que sous une dimension utilitaire, elle mêle son rapport intuitif au monde du vivant à l'humble et curieuse rigueur de l'observation naturaliste, l'un se nourrissant de l'autre. Si elle a hérité de sa mère (et de ses ancêtres) cette relation quasi charnelle avec son environnement, elle a fait le choix, contrairement à Suyapa qui avait à coeur de défendre ses semblables les plus vulnérables, de se consacrer à un monde où les arbres, les nuages, les insectes et les oiseaux sont de plus sûrs compagnons que les hommes.

Sans manichéisme, Clara Arnaud expose les arguments, a priori tous recevables, qui s'opposent autour de la construction du barrage. Comme en écho à cette opposition, l'auteure évoque celle qui confronte les sons de la forêt (dont on perçoit aussi les odeurs animales et végétales), au fracas destructeur du chantier.

Contre la préservation de territoires ancestraux et des écosystèmes, les adeptes du barrage avancent la nécessité de développer des énergies renouvelables, l'introduction de la modernité et la relance de l'activité dans une région économiquement sinistrée, dont les champs de bananiers, malades, ont été abandonnés pour les maquilas où on confectionne des jeans au kilomètre, et remplacés par des plantations industrielles de palmes africaines. Ce sont, au-delà des justifications pragmatiques, l'affrontement, inégal, entre deux visions du monde, dont l'un, tel un rouleau compresseur, impose son dogme. Il s'agit de faire adhérer la majorité au modèle matériel et consumériste. Perdre sa liberté et son lien avec ses origines, pour la promesse d'une cuisine équipée, d'un toit solide et une dette à vie. C'est un combat perdu d'avance. Les institutions ultradominante censées défendre les intérêts des communautés et le respect des traités internationaux envoient quelque émissaire qui, en donnant le change, leur permettra de préserver leur image sans avoir besoin d'agir.

Il faut par ailleurs composer avec les fléaux qu'engendre un système fondé sur le règne du profit implanté dans un pays corrompu à tous les niveaux. La violence et la corruption (représentée ici entre autres par l'odieux personnage du maire d'El Encanto) y sont omniprésentes, et les assassinats perpétrés par de groupes criminels y sont devenus banals. Retrouver des corps ou des morceaux de corps dans ces sacs plastique qu'on appelle des embolsados est dorénavant presque monnaie courante…

Vous l'aurez compris, "La verticale du fleuve" est un roman très riche, qui n'échappe pas toujours, dans sa volonté d'exhaustivité, à une certaine forme de didactisme. Mais la diversité et la complexité de ses personnages, ainsi que le souffle -qui se fait parfois lyrique- que Clara Arnaud instille à son intrigue, font vite oublier ce petit défaut.

A lire.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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