Je n'avais pas déniché le moindre bout de savon, j'avais également cherché en vain du sel. Par contre, j'ai fait l'acquisition d'un unique morceau de sucre. Une très vieille femme engoncée dans des lainages le proposait, sur un petit carré de papier blanc posé sur sa paume ouverte.
Je n'en croyais pas mes yeux : je me trouvais sur le sol de l'Union soviétique, communiste et athée, en 1947, et j'assistais à un office religieux dans une église bondée !
La Russie n'existe plus, monsieur. vous emmenez vos enfants en URSS. Ce n'est pas le même pays.
Un jour, Katia, la plus bavarde, nous a raconté que sa soeur et elle avaient offert leur appartement de Lyon à l'ambassade d'Union soviétique, un grand appartement de six pièces, dans un bel immeuble en pierre de taille donnant sur la place Bellecour.
Nous vivions à présent dans un pays où le prochain était un ennemi potentiel dont il fallait se méfier. Un ennemi à qui l'on annonçait d'emblée, par un visage fermé, qu'on ne lui faisait pas confiance.
Après ces confidences, dans le train qui me ramenait chez moi, j'ai réfléchi au passé de notre famille - familles de Russes blancs émigrés dans le Sud de la France puis revenus au pays natal, pour certains, et de Russes demeurés sur place et ayant subi la tourmente stalinienne, pour d'autres-, et j'ai ressenti une bouffée d'orgueil. Mes parents, mes frères et soeurs et moi-même avions toutes les raisons d'éprouver de la fierté ce de ce que nous étions devenus, en dépit des difficultés et des douleurs traversées. Nous pouvons dire que nous avons réussi.
Quant à moi, la fierté -justifiée- d'avoir accompli tout ce chemin reste teintée d'un fond d'amertume. Le sentiment de la perte de mon destin français demeure, malgré mes efforts pour accepter l'existence qui m'a été imposée. Il m'arrive encore de ressentir une douleur sourde quand je pense à ma jeunesse française.
"Chers amis, soyez les bienvenus dans votre patrie, me traduisit papa à voix basse. Elle vous accueille à bras ouverts...Mes chers compatriotes..., vous êtes à nouveau chez vous... vous avez fait le meilleur choix possible pour vous et vos familles... Vos enfants vous en seront éternellement reconnaissants... Chers camarades... vous retrouverez toute votre place en URSS... Vous saurez le bonheur de participer à la reconstruction de votre patrie..."
Papa en bégayait d'émotion.
Ils ont fait de moi une bonne citoyenne bien comme il faut, une bonne petite fille bien sage, qui faisait et disait ce qu'on attendait d'elle.
"Mais ma pauvre fille, tu n'imagines tout de même pas que tu vas pouvoir sortir de ce pays ! Jamais tu ne retourneras à Vence ! Ni toi ni moi ne reviendrons en France, jamais, tu entends !"
Fait assez rare pour être signalé : Pain Amer m'a fait pleurer !
C'est une magnifique histoire d'amour perdu et de destin brisé, et en tant que passionnée d'histoire et de culture russe, j'ai trouvé l'angle du retour au pays des Russes blancs très intéressant.