Une vie entière passée en Asie lui avait appris à reculer pour mieux obtenir ce qu'elle voulait : si on insistait trop, on provoquait de la gêne, or la gêne conduisait au refus, et le refus en Asie était irréversible, car changer d'avis équivalait à perdre la face, en d'autres termes : être humilié. C'est pourquoi il ne fallait jamais être trop (ouvertement) pressant ; ne jamais insister, toujours suggérer. déchiffrer le langage du corps. Sourire. S'incliner. Ne pas réagir avec excès. Se montrer humble. Reconnaître le fait qu'on est étranger.
De temps en temps, très rarement, il entrevoit une seule et unique image, qui brille comme un éclair lointain pendant quelques secondes : de la mousse noire sur un mur de béton nu, des éraflures sur les pieds d’un bureau en bois, le plafond d’une longue pièce sombre, un morceau de toile, une table au plateau tellement criblé de piqûres de vers qu’en passant les doigts dessus il a l’impression de ne sentir que des trous, rien de solide. Il y a également des bruits. La pluie qui crépite sur un toit en zinc, comme des clous dans une boîte de conserve géante. Et un drôle de murmure, un bourdonnement monotone de voix chuchotantes dont il ne distingue que les sifflantes de s entremêlés de ch, lui évoquant un grand chœur réclamant le silence.
«Surtout, ne te fie jamais à ta mémoire, lui disait sa mère. Elle ne te donne jamais ce que tu veux. Quand tu fais appel à elle dans l'espoir d'un réconfort, tu n'obtiens que de la souffrance. Et quand tu as besoin de t'en servir comme d'une bibliothèque, juste pour y rechercher des informations, elle est toujours vide. Contente-toi de tout laisser derrière toi, et concentre-toi sur le présent.»
Adam, qui est venu vivre dans cette maison à l’âge de cinq ans avec Karl, en a seize aujourd’hui. Et il ne lui reste aucun souvenir de sa vie avant son arrivée ici.
Parfois la nuit il se réveille en sursaut, avec la désagréable sensation de contempler un vide gigantesque, un trou qui ressemble à un vaste gouffre sans fond, prêt à l’engloutir. Cette peur d’être aspiré par le néant agit sur lui comme un électrochoc, le tirant de son sommeil. Impossible, pour lui, de se remémorer des scènes de son enfance, pas même quand il ferme les yeux et essaie de les recréer dans son esprit. C’est dans ce laps de temps, entre la veille et le sommeil, une fois la tête posée sur l’oreiller, qu’il laisse vaguer son esprit, dans l’espoir que cette, enfin, sa vie passée jaillira par les brèches de sa mémoire, pour remplir ses rêves, telle une crue chaude aux flots tourbillonnants, chargés de souvenirs. Mais cette illumination ne se produit jamais, et ses nuits demeurent comme un tableau noir sur lequel on aurait tout effacé.