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Critique de arcturus


Ce roman est comme une fenêtre ouverte sur une période de notre histoire de plus en plus difficile à saisir, les témoins de ce monde se faisant de plus en plus rares. Uranus permet de le restituer dans sa complexité en nous situant au-delà des idées toutes faites qui, irrésistiblement, en simplifient la lecture.
Comme les tragédies de Shakespeare, Uranus est à la fois tragique et comique. Comme la plupart d'entre elles, il se refuse à poser l'héroïsme en absolu, et il le situe dans le champ du relatif, du contingent et du prosaïque. Etre un héros, c'est se détruire, et les personnages, assommés par six ans de guerre, veulent tout simplement vivre. Il leur faut un courage confinant à l'inconscience, ou alors une certaine marginalité, pour affirmer leurs convictions, en particulier lorsqu'il s'agit de prendre la défense d'un individu soupçonné, à tort ou à raison, de collaboration avec l'ex-occupant.
Dans une petite ville de l'après-guerre à demi détruite par les bombardements, les personnages sont saisis dans un quotidien redevenu ordinaire, mais toujours aussi imprévisible et dangereux. Ces individus charmants, naïfs, souffrants, parfois odieux ou simplement imbéciles, sont pris dans des situations inextricables où le sens de l'héroïsme se perd. Archambaut, l'ingénieur, est l'homme honnête qui a réussi. Ex-supporter du Maréchal (comme tant d'autres), il doit affirmer son soutien aux nouvelles autorités pour échapper aux soupçons….. Un soir, il rencontre par hasard Maxime Loin, un collaborateur traqué, et le recueille : non pas par sympathie idéologique mais par esprit de charité. Ai-je bien fait ? s'interroge-t-il. La question n'est pas vraiment qu'Archambaut ait mal agi, mais qu'il a mis sa famille en danger.
Car les dénonciateurs sont légions dans ce monde où communistes et gaullistes multiplient les coups tordus pour conquérir le pouvoir. Si Jourdan, un communiste venu des classes supérieures, prône une ligne dure, c'est pour être accepté par ses camarades ouvriers. Il lui faut, comme il le dit crûment, « des morts à son actif ». Dénoncer Archambaut serait pour lui le meilleur moyen de prouver son allégeance à son parti. Gaigneux, qui quant à lui est un communiste ordinaire, défend les intérêts de sa classe et se soucie peu de politique. C'est lui qui finalement enverra Loin devant les juges. Découvert par hasard, Loin protège à son tour son protecteur, en déclarant à Gaigneux qu'il vient de pénétrer chez Archambaut, alors qu'il s'y était réfugié depuis plusieurs jours….. qui peut dire si Gaigneux n'aurait pas dénoncé ce dernier, connaissant la réalité ? Et le mensonge de Loin, qui évite sans doute la prison à Archambaut, ne fait-il pas de lui une sorte de héros ?
La plupart de ces personnages, dont les habitations ont été détruites, vivent chez les Archambaut. Ce qui fait que la politique est éclipsée par des quiproquos de vaudeville. Gaigneux se retrouve épris de la fille d'Archambaut, tout comme Loin, qui se retrouve finalement dans les bras de Madame Archambaut! Cette tonalité légère se retrouve chez Watrin, le professeur idéaliste, qui est lui aussi hébergé chez Archambaut. Chaque jour, Watrin admire la beauté du monde et affirme détenir la formule du bonheur, s'isolant ainsi (assez artificiellement) de ce milieu sordide. Mais le dernier bombardement avait détruit sa maison et tué sa femme dans les bras de son amant, de telle sorte qu'il souffre d'anxiété et d'insomnie. Chaque nuit, il sent la présence d'une force obscure autour de l'existence humaine – Uranus.
Même si la politique est discréditée, certaines valeurs morales subsistent dans le roman : le pétainisme d'Archambaut et les opinions nazies de Maxime Loin n'ont aucune crédibilité. Monglat, collaborateur enrichi, est un personnage faustien qui paie le prix de son pacte avec le Mal nazi. Plus rien ne compte désormais pour lui que de convertir son magot mal acquis en valeurs sûres, afin de faire oublier son triste passé. Il fait arrêter puis abattre Léopold, le cafetier alcoolique et poète, qui sous l'emprise de l'ivresse l'a dénoncé en place publique.
Une autre valeur subsistante est la tradition littéraire française, avec la tragédie racinienne. Andromaque revient en leitmotiv, soulignant la rémanence de la culture traditionnelle en dépit des déstabilisations apportées par la guerre. Les élèves doivent utiliser les cafés de la ville pour travailler, et c'est dans celui de Léopold que se déroulent les cours de français. Fasciné par le dramaturge, le cafetier se met à composer des vers de mirliton. C'est une preuve comique de la vitalité de cette culture. Mais Andromaque reflète aussi le dilemme qui s'impose à tous les personnages : celui de la conscience morale. L'héroïne cède finalement au chantage de Pyrrhus et l'épouse afin de sauver son fils Astyanax, sacrifiant sa fidélité à Hector, son défunt époux. Les personnages d'Uranus sont dans une situation analogue : pour survivre, ils sont poussés à trahir et à se trahir eux-mêmes. Ainsi affirment-ils avoir toujours été Gaullistes, allant jusqu'à rester immobiles devant le lynchage d'un soi-disant traître par les FFI. Cette passivité est dénoncée comme veule et indigne. Mais en même temps, un autre message se superpose : tout le monde n'a pas l'étoffe des héros, et tout le monde ne peut pas se le permettre….
En somme, le roman présente des personnages ordinaires égarés ou aveugles, qui doivent se situer dans le champ de force d'idéologies émergentes (communisme, gaullisme) contre lesquelles ils ne peuvent rien. Ils subissent en même temps la pression d'idéologies périmées mais persistantes (pétainisme et même, pour Loin, nazisme.) Et surtout, ils ont leur propre vie à vivre. le symbole le plus pertinent et le plus drôle (car ce roman pétille d'humour, en dépit d'une tonalité argumentative parfois assez lourde) en est sans doute le passage où Archambaut saisit le costume qu'il va porter pour la cérémonie marquant le retour des prisonniers de guerre. Ce n'est autre celui qu'il avait revêtu pour la visite du Maréchal. Que voulez-vous, il faut bien retourner sa veste !
Le seul « héros » du livre, finalement, c'est l'auteur lui-même. En 1948, Marcel Aymé a mis en cause un mythe gaulliste qui était en train de supplanter le pétainisme. Il ne s'agit pas d'une dénonciation du premier, ni d'une réhabilitation du second. Comme le suggère le nom du pro-nazi « Loin », le roman met à distance un « Gaullisme » (d'ailleurs concurrencé par un « Stalinisme ») officiel qui dissimule la complexité de l'héroïsme. Il critique cette langue de bois qui accepte toute délation sans la vérifier par la preuve parce qu'elle sert un projet politique, celle qui refuse de considérer que derrière un collaborateur, même avéré, il y a un être humain qu'il faut respecter. Tout ceci au profit d'axiome manichéen : « nous sommes tous Gaullistes ». Et, hypocrisie suprême, cet axiome procède à une relecture simpliste du passé trouble de l'Occupation : «nous l'avons tous toujours été». Un esprit fanatique aussi irrationnel et destructeur que l' « Uranus » qui a rendu Watrin insomniaque.
Uranus nous aide à comprendre une période déjà lointaine, et à la perpétuer dans la mémoire collective. En dénonçant ce mythe d'un Gaullisme universel, le roman préfigure même l'immense travail d'interprétation de cette époque qui a été effectué par les historiens, les sociologues, et même les juges dans la seconde partie du vingtième siècle. Et comment considérer ce livre comme périmé alors qu'aujourd'hui, des idéologies politiques et religieuses extrémistes reviennent en force, menaçant de suspendre la liberté d'expression, et que nous peinons à nous positionner efficacement par rapport à elles en tant que citoyens. Il nous faut respecter, et surtout faire respecter, l'idée qu'il existe des croyances et non une seule, un ensemble de situations possibles et non une seule. Nous devons défendre les notions de conscience morale et de tolérance, si nous ne voulons pas nous retrouver un jour dans une situation comparable à celle décrite dans Uranus.
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