Ce roman historique est, principalement, une biographie romanesque du dernier grand vizir de Soliman le Magnifique, Mehmed Pacha Sokollu, ayant exercé la même fonction également sous les deux sultans suivants, jusqu'à son assassinat en 1579 ; en parallèle avec celle de son ami et principal architecte ottoman de tous les temps, Mimar Sinan. Mehmed Pacha était un Serbe issu de la noblesse, il se destinait à la carrière ecclésiastique ; Sinan était un Grec d'Anatolie – même si d'autres sources lui prêtent un ascendance albanaise – donc un orthodoxe lui aussi ; d'ailleurs la plupart des élites administratives, politiques, militaires de ce fastueux XVIe siècle ottoman étaient composées de « devşirme » chrétiens convertis (mais combien par la force et combien sincèrement ? et qu'était-ce que la sincérité dans cette matière ?) à l'islam : le thème de cet ouvrage est la dualité identitaire de ces « migrants » admis, par une méritocratie rigidissime, aux sommets de l'État le plus puissant et le plus moderne de son temps.
Hélas, hélas, hélas, chaque chapitre de ce texte principal, indiqué par une lettre de l'alphabet romain étendu, s'alterne avec un chapitre contemporain, indiqué par une lettre de l'alphabet cyrillique étendu, dont les personnages sont le narrateur, que tout porte à identifier à l'auteur, dialoguant avec son ami le prix Nobel turc
Orhan Pamuk que j'estime beaucoup, et avec une kyrielle d'autres figures intellectuelles internationales d'aujourd'hui : ces interludes, qui se voudraient des mises en abîme de l'écriture et des réflexions induites par la biographie, mais qui incluent des divagations sur les sujets les plus divers, sont d'intérêt très inégal, apportant parfois des lumières inattendues et des compléments d'information utiles : ils sont pourtant définitivement, systématiquement, irréversiblement entachés par une très dérangeante superbe, immodestie, explicitation de complexes (notamment identitaires) de... soyons bons, disons du narrateur... La lecture de l'ensemble devient fastidieuse.
J'ai regretté aussi que l'assassinat du héros, anticipé dès l'un des premiers ch. du livre, qui par ailleurs a du mal à « décoller », n'ait pas été traité ensuite.
En revenant sur la dualité identitaire de Mehmed Pacha, il nous suffira de rappeler que ce neuf-fois-hadji et grand commanditaire de mosquées et d'oeuvres de bienfaisance aux quatre coins de l'Empire (y compris le pont sur la Drina, à Višegrad, immortalisé par Ivo Andrić) fut l'homme à qui l'on dut l'introduction de l'imprimerie à Belgrade, dont le premier livre sorti le 15 août 1552 fut naturellement le Tétraévangile, et qu'il rendit possible, grâce à l'intervention conjointe du Grand Mufti Ebusuud-el-Amadi, son ami et conseiller très écouté de Soliman, la reconstitution du Patriarcat orthodoxe serbe, à la tête duquel fut désigné Macaire, le propre frère du Grand Vizir...
Il s'agit là d'une histoire complexe, fort éloignée de l'identitarisme primaire des Balkans des deux dernières décennies ou des discours anti-musulmans occidentaux d'aujourd'hui : dans cette époque de splendeurs des arts et de la pensée, qui était nommée par ici la Renaissance et par là-bas « le Siècle magnifique [Muhteşem Yüzyıl] » , de l'intronisation de Soliman jusqu'à Lépante - dont on aura d'ailleurs avantage à posséder au moins quelques notions sauf à se retrouver submergé par les noms des personnages et la succession interminable des intrigues du Sérail et des campagnes militaires vers Vienne et vers la Perse – la réflexion était incomparablement plus avancée qu'elle ne l'est actuellement, les actes et pratiques de gouvernance beaucoup plus modernes, l'humain plus humain, parfois plus féroce assurément – le souverain faisant assassiner ses enfants –, mais plus humain en termes de vies épargnées et diplomatiquement plus évolué.