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Critique de Woland


ISBN : 978-2253085799

Au zénith du mélodrame et pourtant impérial, criant de vérité avec une telle franchise qu'il n'hésite pas à en frôler les limites de l'inceste, en tous cas mental, sublime de grandeur au plus noir de son désespoir, hérissé çà et là, par la grâce du franc-parler sans pareil d'un Vautrin et de la sottise, à la fois candide et rusée, d'une Mme Vauquer (née de Conflans, s'il vous plaît, Messieurs-Dames : inclinez-vous et applaudissez ! ), d'un humour féroce, tout à fait conscient chez le premier mais absolument ignoré de la seconde même quand elle en fait preuve (tel M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, Mme Vauquer, elle, fait de l'humour dans l'ignorance la plus totale de ce mot ), voici donc que s'avance à notre rencontre celui que l'on tend à considérer comme LE chef-d'oeuvre d'Honoré de Balzac : "Le Père Goriot."

Regardez-le bien, cet homme timide et modeste, cette âme simple capable de la plus prodigieuse, de la plus généreuse des abnégations, qui s'acharne à rentrer dans le Néant afin que ses filles adorées puissent mieux se prétendre sorties de la cuisse de Jupiter, et qui s'éteint enfin en nous prouvant, dans un suprême éclair de lucidité, que, depuis le début - dix ans maintenant, dix ans d'esclavage et de rejet - il savait que, sous un prétexte ou sous un autre, ni sa Nasie, ni sa Fifine ne l'assisterait à son lit de mort.

"Le Père Goriot" est de ces oeuvres léonines que l'on ne raconte pas mais que l'on vit - et qui vous habitent à jamais. Certains en trouveront sans doute les premières pages bien lassantes, avec ce goût qu'avait l'auteur pour la description la plus juste et la plus détaillée, surtout lorsque celle-ci concernait ce Paris qu'il aimait et vénérait autant que son héros aime et vénère ses filles. Les autres s'y couleront avec aisance, captivés dès le départ par l'atmosphère de la Pension Vauquer et par cet "écriteau" biscornu qui, par l'ambiguïté (ou la maladresse ?) avec laquelle il est rédigé, suggère l'existence d'un "troisième sexe" que nos féministes actuelles, qui ne brillent guère par leur culture, seraient bien étonnées de découvrir sous la plume De Balzac, ce "macho" bien connu.

Par une inspiration qu'on ne peut qualifier que de géniale, en nous faisant prendre pied dès le départ à la Pension Vauquer, l'écrivain nous fait entrer par la grande porte dans son roman. Car la Maison Vauquer contient tout le livre : ses personnages (même ceux qui n'y habitent pas), les sentiments et les émotions qu'il exprime, les faussetés, les tromperies et les trahisons en tous genres, les grandeurs indicibles, incroyables, auxquelles, fascinés, on finit tout de même par croire, les larmes qui éclatent ou qu'on refoule, la course à l'argent, la course au pouvoir, la course aux amants et aux maîtresses ... La chose est si vraie que, à la fin du roman, lorsque les pensionnaires en titre, tous ceux qui, figurants, seconds et premiers rôles, ont "fait" l'histoire, se sont tous égaillés dans la Nature, la maison de Mme Vauquer ressemble à une coquille vide dont l'âme semble bien s'être décidée à suivre dans un monde meilleur celle du Père Goriot.

Plus de Père Goriot pour subir les railleries et les coups de pied que la lâcheté et la bêtise décochent au bouc émissaire : son corps s'en est allé dans le corbillard des pauvres tandis que son âme se libérait enfin de toutes les douleurs de cette Paternité dont il demeurera, au moins pour Rastignac - et certainement pour nous, lecteurs attentifs - le symbole par excellence. Plus de Vautrin si bon enfant (et si inquiétant aussi) pour lâcher plaisanteries gaillardes et jeux de mots douteux, fredonner les derniers refrains en vogue et mener Maman Vauquer aux Italiens ou à la Gaîté tout en louchant, avec plus ou moins de discrétion, , sur la beauté et la jeunesse, toutes viriles et certainement plus à son goût personnel, d'un Rastignac : on l'a renvoyé à la chiourme d'où il ressortira, n'en doutons pas, parce que Vautrin, ce n'est pas seulement, de son vrai nom, Jacques Collin, c'est surtout "Trompe-la-Mort." Plus de Rastignac non plus, bien sûr, enfin pas tel que nous faisons sa connaissance au tout début : cet Eugène-là, ce coeur tendre et intègre, capable de s'attendrir sur les souffrances de l'humble Goriot, cède peu à peu la place à un jeune homme cynique et sans plus beaucoup d'illusions, qui n'ambitionne plus que de conquérir un monde qu'il sait pourtant corrompu jusqu'aux os et qui, de fait, finira pair de France et nanti de plus de trois-cent-mille livres de rentes. (En fermant les yeux, on peut se dire que les "victoires" de Rastignac vengeront un peu la triste fin du pauvre Goriot). Plus de Victorine Taillefer, la pauvre enfant reniée par un père indigne : la mort brutale de son frère, lors d'un duel concocté par Vautrin, (lequel, en homme avisé, cherchait à convaincre Rastignac de séduire la jeune fille et sa dot pour mieux s'introduire dans "le monde"), vient de la remettre à sa place, avec sa brave tante maternelle, Mme Couture, dans l'hôtel particulier d'un père désormais réduit à l'extrémité de la reconnaître. Plus de Melle Michonneau, la "Vénus du Père-Lachaise" comme la décrivait si méchamment Vautrin : ce Judas femelle a accepté de "donner" Vautrin à la police contre une somme ridicule et, devant l'indignation des locataires (Vautrin fait en général l'unanimité quant à la sympathie qu'il inspire à toutes et à tous, autant dans le roman qu'à l'extérieur de celui-ci ), a dû partir avec armes et bagages, emmenant d'ailleurs dans ses malles son amant supposé, l'imbécile et ridicule Poiret.

Avec Goriot et son dernier souffle, se sont aussi envolées Anastasie, comtesse de Restaud et Delphine, baronne de Nucingen, ses deux filles, dont le souvenir hantait tellement le pauvre homme que ces gracieuses et narcissiques personnes ne sont jamais aussi présentes qu'à la pension Vauquer, dans les discours de leur père, dans ses imprécations, dans ses revirements, dans ses dernières tendresses. Oh ! elles continuent à vivre, quelque part, dans le "monde" qui les avait volées à leur père mais la première n'a plus de fortune et la seconde ne vivra pas l'amour dont elle rêve avec Rastignac. Cet amant qu'elle a tant aimé usera d'elle avec autant d'insouciance qu'elle s'était elle-même servie de son père et la prendra en fait pour le marchepied qui le mènera dans le monde des affaires, associé au mari, le baron de Nucingen.

Bianchon, le fidèle étudiant en médecine qui assistera Goriot jusqu'au bout, ne vient à la pension que pour y déjeuner et tout porte à croire que les événements dont il a été le témoin et l'acteur ne lui permettront plus vraiment d'y manger d'un coeur léger. Lui aussi s'envolera ... Comme s'envole Eugène, à qui Mme de Nucingen, mettant à profit la générosité de son père, a offert une superbe garçonnière rue d'Antin.

Alors, qui reste encore à la Maison Vauquer lorsque s'en vient à tomber le rideau du drame ? La propriétaire, bien sûr, qui en est toujours à regretter son Vautrin. Au passage, Rastignac ayant mis sa montre en gage, la dame n'a rien de plus pressé que de solder là-dessus non seulement le compte du jeune homme mais aussi celui du défunt. Pour le linceul de celui-ci, elle prend vingt francs supplémentaires - tout en ordonnant à sa domestique de se débarrasser en l'affaire de draps "retournés" et donc usés. Et, cerise sur le gâteau, cerise que l'on regarde avec horreur et un franc dégoût, avant la mise en bière, elle ne se gêne pas pour enlever le médaillon d'or que Goriot portait au cou, avec les boucles de cheveux de ses deux filles toutes jeunes. Il faut un Rastignac hors de lui pour faire restituer à la harpie, tout à fait imperméable à l'indignation et à la colère du jeune homme, ce bijou qui était "d'or", tout de même et qui se perdra, assurément, dans la terre grasse et inadéquate du cimetière ...

Et puis les deux domestiques. La "grosse Sylvie" qui trouve tout de même quelques paroles bonnes et parfaitement désintéressées pour Goriot moribond et Christophe, le valet, qui accompagnera Rastignac au Père-Lachaise en faisant remarquer que M. Goriot était tout de même un bien brave homme.

Restera aussi Mistigris, le chat de Mme Vauquer. Eh ! oui, la perfection totale n'étant pas de ce monde, il se trouve que l'imperfection du même type est dans le même cas : Mme Vauquer aime son chat, il nous faut faire avec même si la chose nous abasourdit.

Quant aux "silhouettes" des gendres de Goriot, pourquoi en parler ? Ces messieurs ont été bien contents de prendre les filles et les huit-cent-mille-livres de dot qu'elles leur apportaient chacune mais, pour le reste ... Certes, Anastasie et Delphine trompent leurs époux mais enfin, ceux-ci les trompent tout autant et si Vautrin a connu le bagne, un homme comme Nucingen, avec ses tripotages infâmes, le mérite tout autant que lui. Sinon plus. Car, à la différence de notre "Trompe-la-Mort", Nucingen ne respecte aucun code d'honneur, pas même celui de la pègre.

Un mot encore sur Mme de Bauséant, la cousine d'Eugène qui l'accueille à Paris. C'est l'une de ces grandes dames - et de ces âmes élevées - que chérissait Balzac. Son histoire se déroule en retrait de l'univers Goriot mais, fût-elle restée dans le monde qu'elle abandonne à la fin du roman, peut-être la destinée de Rastignac se fût-elle entachée de moins de cynisme, peut-être la carapace ne se fût-elle pas autant durcie ...

Mais à quoi bon continuer ? A mon habitude, j'ai trop écrit - mais Balzac me pardonnerait, c'est certain. Lisez et relisez "Le Père Goriot", faites-lui une bonne petite place bien douillette sur vos étagères, caressez sa reliure régulièrement avec une infinie tendresse, aimez-le et faites-le aimer : ce grand coeur saura, croyez-moi, vous le rendre au centuple. ;o)
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