La musique réussit à percer le gris des jours et, d'un bord à l'autre, les pas suivent le rythme et s'enfoncent dans la terre.
Le paysagiste ne peut pas être arrogant. Le passage de celui qui cohabite avec la nature doit se faire discret; sa main guidée par l’acuité de son regard, doit faire émerger du paysage ce qu’il recelait déjà en son armure.
On confie notre peine au hasard de ce qui peut la porter.
L'homme de ma vie frôle les murs. Il cherche des fentes, des brèches pour s'y cacher. Il se sent traqué, pris au piège. Il cherche un espace pour se perdre en lui, mais en lui il n'y a plus de place. C'est complet. Ses doigts craquent, sa tête craque, et la colère coule sur cette petite surface où nous devons nous protéger. Sa rage et sa peine collent à mes pieds, je ne peux plus courir. Je dépose ma main sur sa poitrine et j'essaie d'être une ancre. On découpe des bouts de jour, on lui fabrique une solitude, mais elle étouffe entre les mâchoires de ses parenthèse. La lumière veloutée du jour le pique et le heurte, il voudrait un terrier sans bruit et sans lumière où enfin pourrait exister le début d'un silence, le début de son silence, au bout duquel, peut-être, il saurait ce qu'il cherche.
J'ai quatorze ans et je butine les garçons en chantant Alegría.
J'ai retourné la terre en écoutant Johnny Cash, puis j'ai planté beaucoup de concombres parce qu'on adore les concombres.
A l'autre bout de la saison, j'ai récolté des courges, énormes, beaucoup, beaucoup de courges. Mais aucun concombre.
Je suis au début de tout.
J'attrape une serviette dans un geste quotidien et je descends d'un pas encore endormi vers la rivière. C'est mon entrée dans la journée, mon plongeon matinal, qui équivaut à dix espressos. Je me déshabille, je glisse un pied dans la boue, puis mon corps en entier dans l'eau glacée. J'ouvre les yeux sous l'eau pour regarder le ciel. J'aime le voir de là.
Quelque chose frôle ma jambe. C'est gros. Je sors ma tête de l'eau. Un castor me fixe.
On ne bouge pas, ni lui ni moi. Il est dans ma bulle, clairement. Et je suis dans la sienne. Ni l'un ni l'autre n'abdique. Il ne semble pas avoir peur. Il plonge à nouveau près de moi et effleure ma cuisse nue. J'immerge ma tête sous l'eau et le cherche du regard. Je nage doucement, on est maintenant face à face. Je pourrais à cet instant prendre sa place. Habiter là en bordure du courant, m'y établir. Vivre entre des murs d'arbres tissés et le bassin clair du ruisseau.
Comme je l'imagine mal aller faire des tartines aux enfants, je me décide à sortir. Je frissonne. Enroulée dans ma serviette, je le vois s'enfouir à l'abri du rocher. Je crois qu'on peut dire qu on s'est rencontrés.
Je remonte vers la Maison bleue plus chanceuse que quand je l'ai quittée.
L'arbre qui se meurt fleurit davantage. Il explose de beauté, il donne tout ce qu'il peut avant la fin, comme un majestueux salut à la vie qu'il a traversée. Leonard Cohen a écrit que la vieillesse est une façon élégante de faire ses adieux. C'est ce que fait le pommier qui meurt. II ouvre des fleurs par centaines, dans un ultime et magnifique effort pour essaimer, avant de disparaître.
Les chanterelles apparaissent comme des pépites d’or dans une griffe de lumière entre deux fougères.
Le chant des grenouilles dehors, puis les lucioles qui revendiquent leur ciel.
Le ruisseau généreux au centre de tout, jugulaire de la nuit.
Une tique sur l'aine de mon enfant.
Cet insecte me répugne et me fascine en même temps. La tique est un véritable modèle de patience. Celle-la a attendu mon fils dans la forêt, immobile, posée à la naissance d'une tige durant des heures, des jours, voire des semaines ! Sans bouger, elle espère qu'une proie vienne à elle pour s'y laisser tomber. Si personne ne vient, la tique peut mourir. Elle compte sur le mouvement des autres pour assurer sa survie. La tique possède la capacité de s'abreuver directement de l'air, y puisant l'eau qui s'y cache. Elle sait sentir de loin la sueur et le sang chaud, et ne laisse aucune chance à l'animal qui finalement croise son chemin.
Elle saute sur sa peau, assoiffée, et s'y enfouit. Sa tête dans le sang, le corps à découvert, elle jouit de son oasis et s'enivre sans fin, grossissant à vue d'œil.