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Critique de Isidoreinthedark


« Novecento : pianiste » est tout à la fois un texte de théâtre, un conte et un poème en prose. L'ouvrage d'Alessandro Barrico convoque notre âme d'enfant en nous contant la destinée improbable de Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento, « le plus grand pianiste qui ait joué sur l'Océan ».

Nouveau-né abandonné dans une boîte en carton sur le piano de la salle de bal du « Virginian », un paquebot transatlantique qui traverse inlassablement l'océan pour relier New York à l'Europe, Novecento est trouvé par un marin dénommé Danny Boodmann. Ce dernier va élever le futur prodige pendant huit ans, jusqu'à sa mort accidentelle pendant une tempête. le petit disparaît pendant deux jours avant d'être retrouvé :
« Il était assis sur le tabouret du piano, les jambes pendantes, elles ne touchaient même pas le sol.
et,
aussi vrai que Dieu est vrai,
il était en train de jouer. »

Vingt ans plus tard, c'est le trompettiste Tim Dooney qui embarque à bord du « Virginian » et fait la connaissance du pianiste surdoué qui enchante chaque jour les passagers du paquebot. C'est à travers son regard teinté d'admiration et d'une douce mélancolie que nous en apprendrons davantage sur la destinée unique de Novecento.

Le pianiste enchanteur n'a jamais quitté le paquebot qui l'a vu naître, et n'a jamais posé le pied sur la terre ferme, de quelque continent que ce soit. Il joue trois à quatre fois par jour, accompagné d'un petit orchestre comprenant clarinette, banjo, trompette, trombone et guitare. Novecento et ses compagnons musiciens émerveillent ainsi alternativement les nantis, les secondes classes, et quittent tantôt leur uniforme pour aller éblouir les émigrants miséreux.

Mystérieux, le pianiste génial est bon camarade, et n'est pas insensible au chant des sirènes d'un débarquement à New-York que lui murmure son ami et confident trompettiste. Et pourtant. Son destin incertain pourrait bien le conduire à ne jamais quitter le navire, et à continuer à jouer indéfiniment sur l'océan, d'Ouest en Est puis d'Est en Ouest, au gré des traversées du paquebot.

Malgré sa totale discrétion hors du royaume de Poséidon, la réputation de Novecento dépasse largement l'océan. Si bien qu'à l'été 1931, Jelly Roll Morton, autoproclamé « inventeur du jazz » monte à bord du Virginian pour défier le natif du navire. Aveuglé par la pureté de son amour pour la musique, notre héros ne saisit pas la nature de la confrontation que Jelly Roll Morton a imaginée, et s'enthousiasme pour le talent indéniable du grand jazzman. Lorsque l'évidence apparaît, il prononce ces paroles édifiantes : « Mais il est complètement con, ce type... » et entreprend de répondre au défi imprudent lancé par l'inventeur du jazz.

« Le public avala tout ça sans respirer. En apnée. Les yeux vissés sur le piano et la bouche ouverte, comme de parfaits imbéciles. Et ils restèrent là, sans rien dire, complètement éberlués, même après cette dernière charge meurtrière d'accords, qui avait l'air d'être jouée à cinquante mains, on aurait cru que le piano allait exploser. Et dans ce silence de folie, Novecento se leva, prit ma cigarette, se pencha un peu vers le piano, par-dessus le clavier, et approcha la cigarette des cordes.
Un grésillement léger.
Il s'écarta, et la cigarette était allumée.
Je le jure.
Bel et bien allumée. »

« Novecento : le pianiste » nous rappelle que la musique s'approche parfois d'une magie destinée à nous conduire pour un instant aux cotés des anges. En lisant ce court ouvrage, je n'ai cessé d'entendre virevolter Bill Evans, jouant comme si sa vie en dépendait au « Village Vanguard ». Et puisque la musique lumineuse de Novecento ne saurait être enfermée dans un genre, je l'ai imaginée aux confins de la musique classique et du jazz, et j'ai aussi entendu Glenn Gould effleurant les touches noires et blanches de son piano, ré-inventant les « Variations Goldberg » en s'accompagnant du marmonnement étrange que l'on entend sur ses derniers enregistrements.

« Novecento : le pianiste » nous conte le destin d'un musicien incandescent, qui traverse l'Océan à la manière du Sisyphe heureux que nous enjoint d'imaginer Albert Camus. Ce texte de théâtre aux accents poétiques prend une dimension métaphysique en revenant sur la destinée paradoxalement « immobile » d'un héros sans cesse en mouvement, métaphore mélancolique d'une vie touchée par la grâce et abandonnée par la pesanteur.
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