Le champ des soupirs

On l’enterra dans le cimetière du village, à côté d’une pierre tombale sur laquelle on pouvait lire : Mâcher du chewing-gum m’a envoyée dans la tombe. Ma mère me l’avait interdit, mais j’ai désobéi.

Une fois de plus, elle adressa une prière à la lune. Aide-moi, apporte-moi du bonheur, apporte-le-moi. La lune la toisait, rayonnante, alors qu’elle se tenait sous la fenêtre.

Quelqu'un lui avait donné une fleur en soie mauve, et Janet la regardait pousser vers elle à travers les barreaux de son lit, à mesure qu'elle sortait de l'obscurité, avec ses pétales superposés, dans toutes les teintes de mauve, de violet, et d'héliotrope. Elle ignorait alors que c'était une fleur, mais, à force de la contempler jour après jour, elle tomba amoureuse du violet, un amour d'une intensité qui ne se démentit jamais. Dans ce premier souvenir, elle avait trouvé l'enchantement.

En contemplant le ciel, elle se souvenait qu'autrefois elle scrutait les gouffres dorés et fugitifs entre les nuages pour tenter d'apercevoir Dieu ou les morts. Elle imaginait leurs âmes portées par un vent semblable à celui-ci. Et elle repensait à cette phrase stupéfiante de George Peele : "Dieu, dans un vent d'été sifflant marche au sommet des mûriers." C'était ce genre de journée, ce genre de vent qui la remplissaient de désir et d'exaltation ; les feuilles brillantes étaient chargées d'intensité. Les vrilles de lierre qui descendaient le long du mur s'entortillaient dans l'herbe parmi les fleurs étoilées des fraises des bois.

Comme c'était étrange que la créature qui lui offrait tout cela fût un oiseau. Comme c'était étrange pour lui qu'elle fût un être humain.

Auchnasaugh, le champ des soupirs, devait son nom aux vents qui faisaient entendre leurs lamentations presque toute l’année , tout doucement parfois (…), plus violents à d’autres moments (…).

Elle savait qu’elle se comportait de manière horrible, elle savait qu’elle était quelqu’un d’horrible, un détestable mélange d’arrogance, de jalousie et de colère égocentrique. Elle ressemblait à ces geysers de boue en Islande, bouillonnants et puants, qui crachaient des pierres brûlantes sur les passants.

C'était une existence rigoureuse, adoucie pour Janet par le paysage, la lecture et les animaux, qu'elle pouvait aimer sans réserve. Les gens lui paraissaient faillibles et cruels.

C'était au cours de cette même visite que, regardant Lulu, quatre ans, d'une blondeur angélique, occupée à composer un petit bouquet de perce-neiges et de lierre, Grand-père avait dit à Janet : "Tu ressemblais à ça autrefois ; une ravissante petite chose. Mais tu es devenue quelconque, ma chérie, très quelconque."

Dans cette pièce régnait une cordiale tolérance, absente du reste de la maison avec sa routine, ses horaires de siestes, de promenades, de repas, son insistance sinistre sur la maîtrise de soi et de la propreté, les gilets qui grattent et les corsages liberty, les manteaux de tweed boutonnés jusqu'au cou, les cheveux brossés à en avoir mal au cuir chevelu, puis tirés en arrière pour faire des nattes.