Citations sur Confessions d'un bon à rien (18)
Ah ! Madame Hélène. Je lui dois, cette vieille sorcière, des lectures enfantines qui fleuraient bon un autre âge – qui, à part moi, lisait encore Les Malheurs de Sophie ? – mais aussi Les Fables de La Fontaine ou les Contes de Perrault. Il y a des manuels pires pour apprendre le français. J’ignore où mon père avait déniché Madame Hélène. En me ramenant à la maison après ma première leçon, il m’a raconté que feu son époux avait été général et ambassadeur au Japon.
Le seul problème, hélas insoluble, était que ma mère, qui à cette époque avait complètement perdu la tête, avait dû être placée dans une maison spécialisée pour personnes atteintes de démence. Mais il lisait, écoutait de la musique, moi-même et mes enfants lui rendions régulièrement visite, et il entretenait des relations épisodiques avec d’autres pensionnaires et des infirmières, pour la plupart d’origine russe, ce qui lui convenait très bien.
Un jour, je l’aborderais avec les outils de l’historien et je tenterais alors de démêler l’écheveau des faits et des mythes, de l’idéologie autojustificatrice et des certitudes victimaires. J’y reviendrai le moment venu.
Il y avait surtout ce fait simple et douloureux : mes parents n’étaient pas heureux, ni dans leur vie de couple, ni dans la vie tout court. L’état mental de ma mère empirait. Elle voyait des ennemis partout, était ravagée de tics, se laissait aller. À cinquante ans, c’était déjà une vieille femme. Elle ne tenait pas en place. À peine mon père s’installait-il quelque part qu’elle le poussait à partir ; il aspirait à la stabilité, condition essentielle d’une normalité professionnelle, elle la lui refusait.
Il existait donc dans un coin perdu de la Méditerranée orientale des phalanstères autogérés, égalitaires, ignorant l’argent, fonctionnant selon le principe de la démocratie directe et réalisant concrètement l’idéal communiste « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».
Petit à petit, il a fallu se rendre à l’évidence : le bonhomme était charmant, drôle et affectueux, mais il avait un grain. Ce noyau de folie qui était tapi là, au tréfonds de son inconscient, et qui ne demandait qu’à affleurer à la surface à la faveur d’une remarque innocente, d’un regard de travers, d’un événement infime, il le partageait avec l’ensemble de la fratrie, ma mère comprise.
Becca avait un joli visage, un corps déformé par la polio qui se déplaçait avec difficulté, beaucoup de savoir littéraire mais aucun discernement et encore moins de sens de l’humour. Entre autres, elle avait l’étrange manie de noircir au stylo, dans son Petit Larousse, Hitler, Staline et autres personnages historiques qu’elle trouvait détestables, généralement à juste titre. Un jour que je m’en étonnais, elle a déversé un torrent de bile sur ce malheureux dictionnaire qui osait définir ces grands criminels comme « hommes politiques », en faisant ainsi la preuve, selon elle, de la turpitude morale de ses rédacteurs.
J’étais plutôt content de tourner le dos à cette ville grouillante, à la fois splendide et miséreuse, dont je sentais bien que nous n’avions ni le temps ni les moyens de déchiffrer les codes. Trois jours durant, nous avons couru comme des poulets sans tête, étourdis de bruits et de couleurs, risquant nos vies dans la circulation invraisemblable, ébaubis devant l’opulence des étals et des vitrines, l’élégance des passants, la beauté des palais et des églises, la misère insondable, aussi, des quartiers pauvres.
Du jour au lendemain, le vide s’est fait autour de moi. J’étais seul en classe, transparent aux yeux de mes professeurs et de mes camarades, seul dans la cour de récréation, seul dans la rue lorsque, au début, je m’y aventurais encore. À huit ans, privé de la protection paternelle et aux côtés d’une mère aussi démunie que moi, je faisais l’expérience de la terreur totalitaire.
Mon père n’était pas seulement un bourgeois, c’était aussi un sans parti, c’est-à-dire qu’il n’avait pas sa carte du parti communiste. Un gamin du quartier avec qui il m’arrivait de jouer me l’a fait durement sentir un jour. Lui était le fils d’un dignitaire du parti, probablement assez haut placé à en juger par ce luxe inouï, une voiture, et avec chauffeur pour faire bonne mesure. Parfois, ce copain, un petit nerveux à lunettes à qui la position de son père conférait un perpétuel air de supériorité, conduisait ce véhicule jusqu’au bout de notre rue assis sur les genoux du chauffeur. Cela nous remplissait tous d’une admiration éperdue.