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Critique de jongorenard


J'aime les auteurs qui écrivent avec élégance, surprennent et stimulent le lecteur. Julian Barnes en fait partie et je l'en félicite.
"Elizabeth Finch" est un roman étonnant, vivifiant, expérimental qui met l'accent sur la nécessité de réexaminer et de réévaluer constamment ce que nous pensons savoir de l'Histoire ou d'une histoire. Il nous interroge sur la façon dont nous pouvons apprendre à penser et à appréhender le monde en essayant de comprendre les personnes que nous avons perdues, que ce soit des proches ou des personnages historiques. Il nécessite une bonne dose de concentration pour traiter son contenu. À son âge, Julian Barnes pourrait très bien se détendre et nous servir des lectures faciles, mais non, il nous secoue avec de la philosophie, de l'histoire et des choix structurels extravagants.
Sous la forme d'une rétrospective, "Elizabeth Finch" raconte l'histoire de Neil, le narrateur, qui devient l'héritier de l'oeuvre intellectuelle de sa professeur de « Culture et Civilisation » à Londres lorsqu'il était étudiant trentenaire deux décennies auparavant. À l'époque, il est un élève un peu bête, mais assidu. le premier jour de cours, Elizabeth expose sa méthode pédagogique : « Je ne vais pas essayer de vous gaver de faits comme on gave une oie de maïs ; il n'en résulterait qu'un foie engorgé, ce qui serait malsain. » Elle propose au contraire une approche socratique de l'enseignement, faisant participer ses étudiants à des débats, et croyant profondément que l'histoire et la culture grecques et romaines influencent encore les gens d'aujourd'hui. Elle est particulièrement obsédée par Julien l'Apostat, le dernier empereur romain païen dont la mort est décrite par Elizabeth comme « le moment où l'Histoire a mal tourné ». Neil est séduit. Intrigué par la prestance de Finch, ébloui par son assurance, il fantasme sur sa vie extrascolaire : pyjamas en soie, lacs italiens, vignobles français, amants mystérieux.
Un jour, à la fin d'un cours, Neil invite courageusement sa professeur au restaurant, et ainsi pendant 20 ans, ils vont déjeuner ensemble deux ou trois fois par an. On ne sait pas très bien ce qu'Elizabeth retire de ces rencontres. Ce que Neil y gagne, c'est l'occasion d'être subjugué par une femme d'une lucidité et d'une intelligence redoutables.
Et puis là, première grosse surprise pour moi qui pensait que le récit se construirait autour de cette relation, Julian Barnes fait mourir Elizabeth Finch et donne paradoxalement une nouvelle vie au roman. Après sa mort, Neil hérite de ses notes et aimerait écrire, mais quoi ? Son autobiographie ? La biographie d'Elizabeth Finch, celle de Julien l'Apostat ?
Elizabeth Finch, cette enseignante distante, posée et discrète, Neil la qualifie de « stoïcienne romantique ». Elle est « pleine de calme assurance, élégante, inquiétante, complète ». Une grande partie de sa vie lui est restée inconnue, aussi entreprend-il d'enquêter avec l'aide des carnets qu'elle a laissés, de son frère Christopher et de certains de ses anciens camarades étudiants.
Cette description pourrait donner l'impression que Julian Barnes nous raconte simplement et linéairement une histoire, mais ce serait trop facile et nous tromperait sur ce qu'il essaie de faire. Barnes nous offre un récit hybride, une (auto) biographie à plusieurs niveaux avec une narration portée par Neil, mais peu fiable comme ce dernier le prétend lui-même, il l'entrecroise avec de très nombreuses notes personnelles écrites dans les carnets d'Elizabeth, puis, pour couronner le tout, il transforme toute la partie centrale du livre en un essai, un exposé sur Julian l'Apostat que Neil rédige parce qu'il a échoué à le faire lorsqu'il était élève de Finch. Cette partie importante du roman, surprenante et un peu sèche il faut le dire, m'a fascinée de manière inattendue, m'a permis de faire la connaissance d'un personnage historique important et de retracer la montée du christianisme en Europe. La chose la plus surprenante que j'ai constatée est le nombre considérable d'écrivains, d'artistes et de compositeurs qui se sont exprimés sur Julien l'Apostat au cours de l'Histoire. J'ai également trouvé intéressant de voir comment tout ce qui se trouvait dans la première partie était relié à cet exposé.
Dans la troisième partie, Neil applique à sa propre vie ce qu'il a appris au cours de ses recherches sur l'empereur Julien. Alors qu'il se demande s'il doit ou non écrire une biographie d'Elizabeth Finch sur la base de ses travaux, il retrouve certains de ses camarades de classe et découvre de nouvelles informations sur la mémoire, l'histoire et la manière dont un récit se met en place. Cette partie nous entraine également dans une autre dimension avec l'expérience littéraire vertigineuse d'un Julian Barnes décrivant Neil, son narrateur en voyage dans un train et lisant "La Modification" de Michel Butor qui est un livre sur un homme lui-même dans un train lisant un livre sur Julian l'Apostat.
C'est complexe, mais il y a aussi des thèmes plus accessibles, plus faciles à saisir, comme celui des différentes formes d'amour. Par exemple, la phrase « Alors qu'avez-vous pour moi ? » symbolise pour moi l'intensité relationnelle entre deux personnes qui échangent et s'apprécient dans une forme d'amour non manifesté. J'ai aimé dans ce roman l'exploration de ce genre d'amour, avec courage et sans le poids d'une auto-analyse démesurée ou inexistante. Neil a aimé Elizabeth de manière multiforme. Comme dans "La seule histoire", Barnes se plait à étudier les différentes formes d'amour, et la façon dont il traite le sujet dans ce roman, également en relation avec d'autres personnages que Neil rencontre ou a rencontrés, est particulièrement intéressante.
L'amour non manifesté est aussi une façon pour Julian Barnes d'aborder le sujet des occasions manquées. Comme souvent, il s'attarde sur la façon dont, au cours des années de jeunesse ou de formation, se développent les interactions et les relations qui façonnent une vie et qui, rétrospectivement, peuvent être considérées comme des occasions manquées. L'amour non manifesté entre Elizabeth et Neil peut être considéré comme une occasion manquée vers une relation amoureuse épanouie, tout comme l'histoire de Julien l'Apostat, loin dans le passé, est une occasion manquée vers un monde différent et plus éclairé.
C'est un livre à discuter, à relire et à disséquer, une oeuvre ambitieuse. Bien que je doive admettre que j'ai moi aussi eu du mal avec certaines séquences, je constate que Julian Barnes surprend encore ses lecteurs, il n'y a aucune complaisance dans ses textes. Je suis déjà curieux de savoir ce qu'il va inventer pour la suite.
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