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Critique de Eve-Yeshe


« L'art appartient au peuple », cette citation de Lénine est sur tous les frontons…

Comment tuer un homme, musicien reconnu, sans attenter à sa vie, simplement en le persécutant psychologiquement, c'est ce qu'a vécu Dmitri Chostakovitch au temps de l'URSS.

Julian Barnes raconte les interrogatoires menés par Zakrevsky, uniquement parce qu'il a été en contact avec Toukhatchevsky suspecté d'avoir fomenté un « complot contre Staline », telle est la formule consacrée pour éliminer quelqu'un, pourtant héros, maréchal, car il a cessé de plaire au tyran, et au passage, on élimine tous les membres de la famille, les proches, ceux qui lui ont parlé une fois dans leur vie…

Dmitri Chostakovitch préfère attendre dans le couloir, sa valise à la main, pour ne pas être arrêté devant sa famille et être emmené en pyjama à la « Grande Maison » :

« Un de ses cauchemars éveillés persistants était que le NKVD leur prendrait Galya et l'emmènerait – si elle avait de la chance – dans un orphelinat spécial pour les enfants des ennemis de l'Etat. On lui donnerait un nouveau nom et où on ferait d'elle une citoyenne soviétique modèle – un petit tournesol levant son visage vers le grand soleil appelé Staline ». P 27

L'interrogateur change du jour au lendemain, car tombé en disgrâce, lui aussi, éloignant temporairement les soupçons, desserrant un peu l'étau.

Le seul tort de cet homme a été le fait que sa musique ait déplu à Staline : « du fracas en guise de musique » a dit celui-ci qui a assisté à la représentation dans sa loge, caché derrière un rideau, tandis que ses sbires baillaient ou grimaçaient ostensiblement, les musiciens ayant moins bien joué car il était là. Et le lendemain, la phrase faisait la une de « la Pravda »…

Il va devoir apprendre à composer la musique qui plaît au peuple puisque « l'art appartient au peuple », comme si c'était possible, sous la coupe de gens qui n'y connaissent rien ou des musicologues à la botte du régime.

Quand il se rend l'Étranger, il doit lire les discours qu'on a écrit pour lui, démolir Stravinski par exemple, et faire l'apologie du régime. Il ne se laisse pas tenter par l'exil, lors de son passage aux USA car cela retomberait sur sa famille.

On voit la vie de musicien basculer, la peur qui s'installe, on ne l'a pas exécuté certes, mais il aurait préféré la mort physique à cette mort psychologique. Il se trouve lâche, se méprise de plus en plus, sa vie étant devenue un enfer et, peu à peu, il s'en sort par l'ironie. « Il aimait à penser qu'il n'avait pas peur de la mort. C'était la vie qu'il craignait, pas la mort ».

On aurait pu penser que les choses changeraient à la mort de Staline, mais Khrouchtchev ne vaut guère mieux : certes on a dénoncé les purges, rendu leur honneur à certains, mais on est passé « d'un Pouvoir carnivore à un Pouvoir végétarien » comme le dit Anna Akhmatova, on ne tue plus, mais on manipule plus subtilement : Dmitri est obligé de prendre sa carte au parti, alors qu'il avait toujours refusé mais on ne l'aurait pas laissé tranquille…

Une image forte : Chostakovitch demande à une étudiante à qui appartient l'art (la phrase est écrite sur le mur en face d'elle, et affolée elle est incapable de lui répondre, même quand il lui tend la perche en lui demandant ce qu'a dit Lénine à propos de l'art!

J'ai beaucoup aimé ce roman biographique qui envoie un uppercut au lecteur et le fait réfléchir sur le pouvoir, la tyrannie, la persécution morale, l'interdiction de penser par soi-même, devenant l'ombre de lui-même pour survivre et protéger sa famille. Bien-sûr, on peut faire le lien avec les dictateurs actuels qui persécutent toujours autant les dissidents, les méthodes n'ont pas changé…

Je connaissais la chasse aux sorcières contre les écrivains dissidents, ou Noureïev pour la danse, mais pas trop celle exercée contre les musiciens…

Je pourrais parler de ce livre pendant des heures, tant il a suscité d'intérêt, d'émotions, j'ai littéralement vécu avec Dmitri pendant quelques jours, alors j'espère avoir été assez convaincante pour donner envie de lire ce livre.
Lien : https://leslivresdeve.wordpr..
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