Souffrants, les hommes sont des enfants qui veulent qu'on leur prépare les coquillettes que leur faisaient leurs mères.
- Avec le soir, arrive la mélancolie des bébés. La mort rode, et elle est plutôt douce. Elle te tend une bonne bière et un briquet pour allumer ta clope. Bordel, la politesse t'impose d'accepter ses cadeaux. La nuit tombe, tout s'arrange. Et le lendemain matin, la lumière crue te fracasse la tête et rebelote. C'est chiant.
Tu sais, Lucie, ce qui m’attriste en fait c’est que le temps passe. Il passe et nous perdons peu à peu le lien qui nous relie à ceux qui nous ont précédés. Inexorablement, nos familles tombent dans l’oubli. Un jour, on tombe sur de vieilles photos et on se rend compte que les visages n’ont plus de nom. Dans des décors qu’on ne reconnaît plus, les situations sont devenues indéchiffrables.
J’ai passé ma vie à ne pas vouloir ressembler à ma mère. Aujourd’hui encore, je reste vigilante même si mon existence est aux antipodes de la sienne. Pourtant, quand je lui rends visite, deux ou trois fois par an, notre ressemblance physique me brise le moral à la manière d’une mauvaise habitude qu’aucun effort ne pourra jamais corriger. Je me vois dans trente ans et ce que je constate me déplaît souverainement. J’imagine que mes rondeurs deviendront son embonpoint, que ma peau aura la tremblotante mollesse de ses bajoues de cocker et que mon cul plat s’évasera comme le sien. Ma mère nous a donné sa laideur en héritage. Je n’y peux pas grand-chose
Un philosophe a dit que les autres nous sauvent de la répétition. C’est vrai, mais pas tout le temps et pas avec tout le monde. J’ajouterai que dans une rencontre, quelle qu’elle soit, tout nous est donné, d’emblée. Nous disposons dès les premiers instants d’indice troublants qui devraient nous alerter. Mais nous sommes éduqués pour que tout se passe bien avec les autres et sans même nous en apercevoir, nous modelons l’étrangeté à notre mesure pour la rendre familière et vivable.
Faire la queue m’humilie et la liesse me dérange. Le consensus m’emmerde tout autant que le succès programmé, le bruit et les pop-corn.
La vie n’est ni un parcours linéaire dont notre naissance et notre mort seraient les points A et B, ni un cercle parfait refermé sur lui-même à la manière des contes de fées. Croire à ces figures-là, c’est ignorer nos errances, leur beauté et leur essentielle inutilité. Le destin n’est que l’histoire relue et corrigée de notre vie, une histoire qui commence par la fin, écrite par les autres le lendemain de notre mort.
Philippe avait la grippe. Il avait repoussé son voyage en Afrique du Sud et traînait sa misère à la maison. Nous vivons ensemble depuis vingt ans mais notre appartement ressemble plus à une gare de transit qu’à un lieu où nous nous posons. Philippe malade et moi coincée dans mon sas pré-spectacle, nous imitions une vie de couple ordinaire et faisions l’expérience de la promiscuité. Assommé par la fièvre, Philippe ressemblait à ces jouets mécaniques qui, arrêtés dans leur course par un obstacle, cherchent en brûlant l’énergie de leur pile comment se retourner pour reprendre leur course en sens inverse. Incapable de se concentrer, il ouvrait des livres qu’il abandonnait sur le canapé, son habituel enthousiasme en berne et son humeur maussade. Souffrants, les hommes sont des enfants qui veulent qu’on leur prépare les coquillettes que leur faisaient leurs mères. Sa présence prolongée à la maison s’apparentait à une expérience périlleuse. Perturbée, notre habitude de n’en avoir aucune se déréglait exactement comme son opposée chez les autres.
Le mariage est le triomphe des femmes. Un triomphe de quelques heures que les photos de mon père fixaient pour toujours.
L’artiste est un aveugle qui voit autrement.