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Critique de seblack


Ce nouveau volume des éditions Interférences regroupe deux recueils de la poétesse russe Anna Akhmatova. Une édition qui fait suite à celle du Requiem en 2005.
Le premier de ces recueil est intitulé élégies du Nord. Il rassemble des textes écrits à des périodes différentes (entre 1921 et 1964). de ces sept élégies quatre seulement avaient été publiées du vivant d'Akhmatova, les autres restant à l'état de manuscrit. Pourtant la poétesse nourrissait ce projet de sept élégies. Près de cinquante années après sa mort, voilà son voeu exaucé.
Comme leur titre l'indique le ton de ces élégies est à la mélancolie, à la tristesse pour ce qui n'est plus ou pour ceux qui ne sont plus : la Russie de Dostoïevski, les années 1910 (celles des premiers poèmes, des premiers succès aussi), la vie avec son premier époux, le poète Nikolaï Goumilev (fusillé en 1921), l'arrivée de l'automne de la vie. Des élégies qui évoquent aussi la vie éprouvante de cette femme qui durant des années fut écartées de la vie littéraire de son pays : interdite de publication en 1924 jusqu'à la guerre, puis de nouveau en 1946, elle ne put republier (avec parcimonie) qu'avec la mort de Staline. Ces années ce sont aussi les proches qui émigrent, les arrestations de ses amis, la déportation de son fils etc...La vie pleine de promesses s'est transformée, comme pour des millions de ses concitoyens, en un cauchemar éveillé :

« J'ai été, tel un fleuve,
Détournée de mon cours par un temps sans pitié.
On a remplacé ma vie par une autre... »

A moins que la responsable de ce détour ne soit la rencontre avec la poésie, elle qui était Anna Gourenko et que la poésie a fait devenir Anna Akhmatova (nom de son arrière grand-père). Dans tous les cas, le temps a fait son oeuvre sans qu'on sache si il faut s'en féliciter ou s'en attrister.
Ce temps qui passe et fait s'effacer les souvenirs comme le souligne la sixième élégie. Ce temps qui passe inexorablement au point que l'on se sent devenir soi même un souvenir, juste avant que le silence ne se fasse, temps de la septième et dernière élégie.

Le second recueil est intitulé les secrets du métier. Il se compose de dix poèmes pour la plupart écrits et publiés dans les années soixante peu de temps avant la mort d'Akhmatova. La traductrice, Sophie Benech, y a ajouté deux poèmes écrits plus tôt qui reprennent l'idée générale de l'inspiration du poète. Akhmatova y décrit la manière dont lui vient l'inspiration. Une inspiration qui peut s'avérer tantôt un délice tantôt une malédiction dévorante.

Dans tous les cas, on retrouve dans cette poésie toute la sensibilité d'Akhmatova, dissimulée, comme souvent, derrière des vers parfois un peu mystérieux. Akhmatova n'était pas de celles qui se laissaient amadouer facilement, sa poésie pas davantage…
Ces poèmes portent le poids de la malédiction du siècle. Un malheur qui est à la fois le sien, celui de ses proches, celui de son pays.
Longtemps condamnée au silence, Akhmatova a su ,à travers sa poésie, retranscrire sa souffrance tout en la faisant entrer en résonance avec celle (souvent pire encore) de ses concitoyens.
Sans être une poétesse politique au sens strict du terme, sa manière d'appréhender le malheur a fait d'elle une des poétesses les plus populaires en Russie. Un pays où la poésie a longtemps eu une place importante. Alors bien sur ce ne sont pas ses vers qui ont fait taire le bruit des canons ou qui ont ouvert les portes des camps. Mais pour quelques uns, ils ont donné un peu d'espoir ou simplement ce sentiment qu'ils n'étaient pas totalement seuls dans ce monde de ténèbres, cette impression vague que quelqu'un les comprenait et prenait des risques insensés pour le dire...C'est peu, très peu peut-être mais c'est essentiel.
La vie et la poésie d'Akhmatova me rappelle souvent la célèbre citation de Jean Paulhan : « Tu peux serrer une abeille dans ta main jusqu'à ce qu'elle étouffe, elle n'étouffera pas sans t'avoir piqué, c'est peu de choses, mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus d'abeilles »
Espérons qu'en ces temps étranges les abeilles continuent à piquer et les poètes à écrire librement…




Le pays a la fièvre, mais le bagnard d'Omsk
A tout compris, fait une croix sur tout.
Voilà maintenant qu'il mélange tout,
Et qu'il s'élance, planant tel un esprit
Au-dessus du chaos originel. Minuit sonne.
La plume grince, et de bien des pages
Émanent des relents de potence.



Voilà le temps où nous nous avisâmes de naître,
Et ayant bien calculé le moment,
Pour ne rien manquer de ces spectacles
Sans précédent, nous prîmes congé du néant.


Et plus ils me couvraient d'éloges
Et plus ils avaient d'admiration pour moi ,
Plus j'avais peur de la vie ici-bas,
Et plus j'aurais voulu me réveiller.
Je savais que j'allais le payer au centuple,
En prison, dans la tombe, dans un asile de fous,
Partout où doivent un jour se réveiller l
Les gens comme moi _ mais la torture du bonheur se prolongeait…






























J'ai été, tel un fleuve, détournée de mon cours par un temps sans pitié.
On a remplacé ma vie par une autre. Elle a coulé
Dans un autre lit, auprès d'un autre,
Et mes propres rives me sont inconnues.
Oh, que de spectacles j'ai manqués
Et le rideau sans moi se levait
Et sans moi retombait. Que d'amis
Je n'ai jamais rencontré de ma vie,
Oh, que de poèmes jamais écrits,
Leur choeur en secret autour de moi rôde
Et il se pourrait bien qu'un jour
Ils finissent par m'étouffer…
Je connais tout, les débuts et les fins,
La vie qui vient après la fin, et quelque chose
Dont il vaut mieux ne pas se souvenir.
Une autre femme a pris ma place,
La seule place qui soit mienne,
Elle porte le nom qui me revient de droit,
Et ne m'a laissé qu'un nom d'emprunt
Dont j'ai fait, je crois, ce que j'ai pu.
Ce n'est pas dans ma tombe, hélas, que je reposerai.
Mais parfois une brise espiègle et printanière,
Quelques mots dans un livre ouvert au hasard,
Un sourire, quelque chose, me plongent soudain
Dans cette vie que je n'ai pas vécue.
En telle année serait arrivée telle chose,
En telle année telle autre : voyager, voir, penser,
Se souvenir et pénétrer dans un nouvel amour
Comme dans un miroir, avec la sourde conscience
D'une trahison, et une ride qui, la veille,
N'était pas encore là….

Mais si, de là-bas, je regardais
La vie que je mène aujourd'hui,
Je crois que j'en mourrais d'envie...

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