Le tramway égaré
extrait 1
Je suivais une rue inconnue
Quand soudain j'entendis les corbeaux croasser,
Les sons d'un luth, de lointains grondements,
Devant moi filait un tramway.
Comment je me retrouvais sur le marchepied
Fut une énigme pour moi,
Même à la lumière du jour
Il laissait une traînée de feu.
Il filait — tempête noire, ailée,
Il était égaré dans l'abîme des temps…
« Arrêtez, conducteur, arrêtez,
Arrêtez le wagon sur-le-champ ».
Trop tard ! Nous avons contourné le mur,
Nous avons traversé une palmeraie ;
Sur la néva, le Nil, la Seine,
Nos roues sur trois ponts ont grondé.
…
Au foyer
extrait 2
J'ai dégagé des sables un temple des temps passés,
Mon nom à une rivière a été attribué.
Et au pays des lacs, cinq puissantes tribus
Se pliaient à mes ordres, observaient mes statuts.
Mais là je me sens faible, et comme hypnotisé,
Et mon âme est malade, malade et torturée.
Je sais ce qu'est la peur, je le sais, aujourd'hui,
Depuis qu'entre ces murs je suis enseveli :
Ni le murmure des flots, ni l'éclat du fusil
Ne peuvent plus briser la chaîne qui me lie… »
Et célant dans ses yeux un triomphe mauvais,
Se tenant à l'écart, une femme m'écoutait.
1911
/traduit du russe par Nikita Struve
Le tramway égaré
extrait 3
Chère Marie, c'est là que tu as vécu et chanté,
Que pour moi, ton fiancé, tu tissais un tapis,
Où sont donc maintenant ton corps et ta voix,
Se peut-il que la mort t'ai ravie ?
Comme tu gémissais dans ta chambre,
Coiffé d'une natte poudrée,
J'allais me présenter à l'Impératrice
Pour ne plus jamais te revoir.
Je le sais aujourd'hui : notre liberté —
C'est la lumière qui jaillit de là-bas,
Hommes et bêtes se pressent à l'entrée
Du zoo des planètes.
Et aussitôt un vent familier et doux,
ET de l'autre côté du pont fondent sur moi
La dextre du cavalier ganté de fer
Et les deux sabots du destrier.
Isaac est nacré dans les cieux,
Là je chanterai actions de grâce
Pour Marie et des prières funèbres pour moi.
Cependant, à jamais, mon âme est abattue,
J'ai peine à respirer et vivre fait souffrir…
Chère Marie, jamais je n'aurais cru
Que l'on puisse tant aimer et languir.
Nous avons oublié...
Nous avons oublié que le mot seul
Brillait radieux sur la terre bouleversée,
Et que dans l'Evangile de saint Jean
Il est écrit que le mot est Dieu.
Et nous avons ramené son champ
Aux indigentes limites de ce monde,
Et comme des abeilles mortes dans une ruche vide,
Morts, les mots exhalent une odeur vireuse.
(La Planche de vivre, Traduction de René Char et Tina Jolas)
Le tramway égaré
extrait 2
Et surgissant un instant à la fenêtre,
Nous jeta un regard pénétrant
Un vieillard misérable — ce doit être
Celui qui mourut à Beyrouth l'an passé.
Où suis-je ? Languissant, angoissé,
Mon cœur me bat la réponse :
Vois-tu la gare où l'on peut acheter
Un billet pour les Indes de l'Esprit ?
Une enseigne… Des lettres gorgées de sang
Annoncent — primeurs, ici, je le sais,
Ce ne sont ni choux ni navets que l'on vend,
Mais des têtes de suppliciés.
En chemise rouge, le visage en forme de pis,
Le bourreau m'a tranché la tête,
Elle gisait là avec les autres,
Dans la caisse gluante, tout au fond.
Dans la ruelle, derrière la haie,
Une maison à trois fenêtres, le gris d'un gazon…
« Arrêtez, conducteur, arrêtez,
Arrêtez sur-le-champ le wagon ».
…
Au foyer
extrait 1
L'ombre s'étendait… Le foyer s'éteignait.
Bras croisés, à l'écart, seul il se tenait.
Un regard immobile fixé sur les lointains,
Il faisait le récit de son amer chagrin.
« J'ai pénétré au cœur des pays inviolés,
Quatre-vingt-dix jours mes hommes ont cheminé.
Après chaînes de montagnes, forêts et parfois
Des villes étranges se profilaient là-bas.
Dans la paix de la nuit, de ces villes, souvent,
Des cris mystérieux atteignaient notre camp.
Nous abattions des arbres, nous creusions des fossés,
Et le soir des lions venaient nous visiter.
Mais point d'âme craintives parmi nous, et sur eux
Nous tirions, en visant droit entre les yeux.
…
1911
/traduit du russe par Nikita Struve