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Critique de fjl


fjl
17 juillet 2022
Ce récit documentaire raconte la lutte des travailleurs de GMS (équipementier automobile de la Creuse) contre la fermeture de leur usine entre 2017 et 2020.

L'issue, connue, pourrait refroidir les ardeurs : dépecée morceau par morceau par les "repreneurs" successifs (en réalité des charognards alléchés par les aides publiques), l'usine a fini par fermer. L'auteur l'annonce d'entrée de jeu : on est ici "dans Shakespeare quand les gagnants sont des minables, des bandits, des criminels"...

Les manoeuvres des "repreneurs" mais aussi celles des donneurs d'ordre (Renault, PSA...) sont narrées par le détail de même que les promesses dilatoires des gouvernements successifs qui tout en se gargarisant de défendre "l'intérêt public" cautionnent et rendent de fait possible les machinations financières des premiers.
Pour qui s'illusionnerait encore sur le rôle de l'Etat, "arbitre impartial", l'histoire des GMS constitue une implacable leçon de choses...
"Leur cynisme n'est pas une découverte hein, c'est même pas une surprise. La stupeur si tu veux, et la colère, c'est de constater l'impunité de ceux qui font ça. Renault et Peugeot versent des dividendes extravagants à leurs dirigeants, des retraites-chapeau et des parachutes dorés de plusieurs millions d'euros. Et quand nous on demande 20.000 euros pour pas crever, on obtient des coups de matraque et des gaz lacrymogènes"...

Au pouvoir de décision des actionnaires et aux matraques de l'Etat, il faut encore ajouter la difficulté à organiser des luttes collectives dans une société où chacun est incité à se défier de celui et de celle pour qui et aux côtés de qui il aurait tout intérêt à se battre.
"Coloniser les esprits jusqu'à les rendre incapables de penser hors du champ individuel et du registre paranoïaque... Ce qui a été tué ou blessé : notre capacité à penser en termes collectifs et à agir en conséquence. On s'indigne parfois mais on fait peu. Cette blague efficace pour résumer la victoire des forces de l'ordre : celui qui gagne 10.000 euros explique à celui qui en gagne 2.000 que son ennemi est celui qui en gagne 800"...
Les GMS en font l'amère expérience lors d'une tentative de blocage d'un site PSA, se heurtant à l'hostilité de leurs pairs manipulés par leur direction par l'entremise d'un syndicat "maison"...

Est-ce à dire qu'on risque de sortir de cette lecture plus résigné encore devant l'ordre établi qu'au moment d'y entrer ?
En fait non. Car toute la force du récit de Bertina - toute la force en réalité de la mobilisation des GMS - réside dans l'humanité de ses protagonistes, leur créativité et leur inextinguible détermination à dire "non" quand tout devrait au contraire les pousser à capituler.
Bertina élucide avec beaucoup de justesse la parfois galvaudée "fierté ouvrière". Fierté du travail accompli d'abord, comme lorsque les ouvriers reconditionnent eux-mêmes pour d'autres tâches des machines sinon vouées au rebut à cause des calculs commerciaux erronés des polytechniciens de Renault ("voilà ce que ramasse le mot fierté : la surprise et la joie de s'être sorti d'une situation nécessitant de l'intelligence plutôt que des réflexes, du courage ou de la force ; se découvrir créatif") ; fierté de la lutte collective ensuite, quand on déploie mille trésors d'inventivité pour défendre ses intérêts en même temps que ceux de toute la collectivité.

Pour ne rien gâcher, le récit de cette lutte prolongée, multiforme et pleine d'abnégation compte aussi son lot de moments cocasses et de répliques savoureuses : tel salarié faisant mine de chercher la caméra cachée de Marcel Béliveau dans le bureau d'un Benjamin Griveaux déconfit pour lui faire sentir tout le bien qu'il pense des "avancées" que ce dernier vient de lui annoncer ; ou bien tel autre brocardant un policier en civil chargé de les filer discrètement avant une entrevue avec Bruno le Maire : "Vous pouvez dire au ministre qu'on est bien arrivés, merci d'avoir assuré notre sécurité". 😂

Par ailleurs, en professionnel des mots, Bertina dévoile la perversion et l'hypocrisie du langage néo-libéral. Ainsi des PSE ("plans de sauvegarde de l'emploi") : "bijou de langue managériale, créolisée par les tenants de l'ordre social : émousser les mots qui disent trop nettement la réalité, les travailler jusqu'à ce qu'on entende "emplois sauvés" en lieu et place de "licenciements"...

L'auteur conclut son récit sur la nécessaire unité des luttes des travailleurs de toutes catégories, de l'intermittent du spectacle au métallo - là où les puissants les voudraient séparés ("nous ne serions que des individus, des solitudes..."). Face au discours atomisant des puissants, il faut donner à voir le réel. "On ne saurait donc laisser la description du monde à ceux qui nous dirigent." Et dans cette perspective les récits de luttes sont essentiels, quelle que soit leur issue. "Les oeuvres les plus sombres ne dépriment pas ; on ne sort pas abattus du Voyage au bout de la nuit ou d'Apocalypse now, mais enthousiastes. On ne sort pas abattus du combat des GMS." On peut en dire autant de ce beau livre d'Arno Bertina.
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