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Critique de HundredDreams


« Essayez donc de découvrir qui je suis d'après mes mots et mes couleurs. »
Orhan Pamuk

La rentrée littéraire est l'occasion de retrouver ses auteurs préférés, de découvrir de nouveaux talents, de dénicher de belles pépites et peut-être de lire les prochains romans primés avant tout le battage médiatique suscité par les prix littéraires.
Parmi le tsunami de livres qui arrivent sur les étalages des libraires, le choix est bien souvent cornélien. Mais quand on aime l'art, il est impensable d'ignorer le nouveau roman de Laurent Binet tout de jaune vêtu, avec sur la couverture, deux tableaux imbriqués d'Alessandro Allori, peintre italien de la Renaissance, où le portrait de Marie de Médicis qui vient habilement remplacer celui de Venus.

Je connaissais déjà Laurent Binet après « Civilizations ». C'est donc confiante que j'ai ouvert ce roman à la fois enquête policière, roman historique et échanges épistolaires, me réjouissant par avance de ce moment de lecture.

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Une préface précédant le début du roman proprement dit, fait entrer de manière ingénieuse le lecteur dans la correspondance qui va suivre : un homme, de nos jours, en voyage en Toscane, achète chez un antiquaire un lot de lettres anciennes datant du XVIe siècle. Cet ensemble de lettres, une fois traduite, dévoile les dessous d'un meurtre vieux de 500 ans.

L'époque est passionnante.
L'auteur nous emmène en Italie dans le milieu de la peinture et des intrigues de cour à la fin du XVIe siècle, en des temps troubles où les cités-états sont en conflits pour des droits héréditaires. Par des jeux d'alliances et de contre-alliances, de dupes et de dissimilation, les grands monarques s'affrontent : Cosimo de Médicis duc de Florence, Catherine de Médicis alors reine de France, le jeune Philippe II devenu roi d'Espagne suite à l'abdication de son père Charles Quint, sans oublier le pape Paul IV, désireux de lutter contre la débauche et l'hérésie ambiantes.

« Florence, décidément, n'est plus qu'une pomme pourrie, qui mérite de se faire cueillir par la France ou par l'Espagne. Regarde ce pauvre Duc prêt à toutes les bassesses pour plaire au pape et à l'empereur, dans l'espoir qu'on lui jette une couronne comme on jetterait un os à ces chiens qui rôdent sous les tables pendant les banquets. Qui aura assez pitié de lui pour l'arracher à cette chimère grotesque ? »

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Le roman s'ouvre sur un meurtre.
Nous sommes à Florence en 1557.
Alors que la ville se prépare aux festivités du Carnaval, le très talentueux peintre Pontormo est assassiné dans la chapelle de San Lorenzo où il travaillait à une fresque murale depuis onze ans. Celle-ci a été partiellement dégradée.

Alors qu'Agnolo Bronzini est chargé d'achever l'oeuvre commencée par son maître défunt, Giorgio Vasari, peintre, architecte, écrivain et homme de confiance du Duc, est chargé par celui-ci de retrouver le meurtrier. Mais l'enquête va se complexifier lorsqu'est retrouvé au domicile de la victime, la reproduction d'un tableau de Michel-Ange, Vénus et Cupidon, auquel a été substitué au visage de la déesse, celui de Maria de Médicis, la fille ainée du Duc.

« La satire n'est-elle pas l'arme des faibles pour ridiculiser les grands ? Et puisque ce Duc n'est rien qu'un maquereau, il méritait bien qu'on peigne sa fille en putain. »

Dans un contexte politique et idéologique très tendu avec un retour à une forme d'intégrisme religieux, ce tableau montrant la jeune fille nue, dans une position inconvenante voire même obscène, a de quoi choquer ou attirer les moqueries. En effet, la représentation du corps humain dans sa nudité est perçue désormais comme un outrage fait à Dieu. Les artistes n'ont plus toute la liberté pour exprimer leur art.

« Les temps sont durs pour l'art. »
Michel-Ange

La situation demande donc de la discrétion, du tact, un sens politique suffisamment aigu pour gérer le scandale, surtout si le tableau devait malencontreusement tomber en de mauvaises mains.
Giorgio Vasari va demander de l'aide à vieux et sage Michel-Ange, alors engagé sur le chantier de la Basique Saint-Pierre à Rome. S'ensuit une correspondance entre les deux hommes, enrichie par d'autres lettres de personnes ayant un lien avec l'enquête. Les regards se multiplient, se croisent avec une efficacité redoutable et laissent voir la complexité et l'importance de l'affaire qui touche à la fois à la politique, à la religion, et aux bonnes moeurs de l'époque.

« En politique comme en toute chose, la première règle est toujours : ne pas se faire prendre. Et la deuxième : frapper vite, et par surprise. »

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Le choix d'un récit épistolaire permet aussi de creuser dans la psychologie des personnages, de percer leur personnalité et d'être au coeur des rivalités, des tensions, des jalousies et des soupçons.
Ainsi, à travers une centaine de lettres, se dessinent les motivations de chacun, et la vingtaine de correspondants devient suspect : de la reine de France au simple broyeur de couleurs de Pontormo, des proches de l'artiste au Duc de Florence, des nostalgiques de Savonarole au pape Paul IV, tous ont un intérêt dans l'assassinat de Pontormo.
Plus l'enquête progresse, plus les fausses pistes et les rebondissements s'enchaînent, plus les suspects s'accumulent et le mystère s'épaissit.

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Ce que j'ai particulièrement apprécié, c'est l'approche épistolaire de l'auteur qui mélange fiction et réalités historiques. Tous les protagonistes de ce récit ont réellement existé. Pontormo est bien mort en 1557 à Florence, en Italie. Il était l'un des représentants du Maniérisme, un courant artistique qui recherchait l'émotion à travers les expressions du visage et le mouvement des corps. Mais son art est désormais désapprouvé car jugé indécent.

On sent que Laurent Binet a fait de nombreuses recherches pour composer une fresque politique, idéologique, sociétale, artistique et religieuse de cette époque incroyable.
Le récit mêle habilement complots politiques, histoire de l'Art, retour à une fermeté de l'église et à l'Inquisition en réaction à la montée du protestantisme.
Sous la surface de chaque lettre, j'ai senti que l'auteur jouait sur la polysémie du mot Perpective(s), l'utilisant à la fois dans sa forme au singulier et au pluriel. Ainsi, le titre renvoie aux points de vue multiples des correspondants, mais également aux lois de la perspective découvertes par Brunelleschi.

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Laurent Binet a une écriture très agréable, fluide, précise qui contribue à créer une ambiance et un décor réalistes. L'utilisation d'échanges épistolaires suffit à brosser les contours d'une époque, à nous la rendre claire et palpable. C'est donc un récit instructif sans pour autant que l'intrigue soit gâchée par trop de détails inutiles.

A la lecture de ce roman, j'ai pensé au grand classique de Pierre Choderlos de Laclos, « Les liaisons dangereuses », d'une part, en raison de son genre épistolaire, d'autre part car l'auteur s'attache à peindre la société et la nature humaine.
Cela offre l'occasion d'une réflexion sociale sur la condition des artistes et les ouvriers d'art de cette époque ; sur celle des femmes également, avec Maria de Médicis, enjeu de pouvoir ; sur l'intégrisme religieux ; sur l'art, l'idée de la beauté et l'influence de l'Eglise.

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Au final, j'ai vraiment passé un très bon moment de lecture. Cela peut paraître intrigant de mêler polar historique et format épistolaire, mais pour moi, c'est une grande réussite.
A découvrir.
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