Citations sur Deux dans Berlin (53)
Il voulut cracher par terre, mais il avait la bouche sèche. Il cogna du poing sur la pierre. Ma patrie allemande ! Le sol allemand ! Elle lui avait tout pris, la patrie, elle l’avait trompé et réduit en esclavage, et voilà qu’elle voulait aussi éteindre en lui la dernière étincelle de vie. Cette merde brune et sèche, ce dur terreau allemand si encensé ne voulait rien savoir de ses efforts pour lui arracher des pierres, comme s’il voulait l’empêcher d’atteindre ce contingent journalier de caillasses à charger sur les bennes qui seul le maintenait en vie. Il haïssait la guerre, les uniformes, la race aryenne des seigneurs, le Führer, cette ordure mythomane et toute sa suite, le pied-bot et ce gros porc de Goering. Il haïssait tout cela. Et pourtant, naguère, il y avait cru. Il avait la rage au coeur parce qu’il savait que cette haine lui sauvait la vie. Certains de ses camarades continuaient à vivre parce qu’ils aimaient leur famille, leur femme, leurs enfants ou Dieu sait qui. Lui aussi aimait sa femme et son fils, la question ne se posait même pas, mais cet amour le rendait fou, le minait, faisait de lui un être vulnérable. La haine, au contraire, lui donnait de la force et lui permettait de puiser au plus profond la volonté de résister. Grâce à la haine, il supportait humiliations et souffrances, encore et encore, jour après jour.
Du regard, il chercha les sentinelles SS postées autour de la carrière. La plupart allaient par deux ou trois, scrutant attentivement les lieux, le doigt sur la détente du pistolet-mitrailleur. La lie de l’Allemagne, des Allemands avides de butin, des soi-disant compatriotes qui baragouinaient l’allemand, venus de Roumanie, d’Ukraine ou de l’Autriche annexée, des assassins qui tous les jours tuaient des déportés que ces chiens de kapos rabattaient délibérément sur leur ligne de tir. Ce jeu s’appelait « fusillé-au-cours-d’une-tentative-d’évasion ». La plupart du temps, c’est à l’appel du soir qu’on apprenait qu’ils s’étaient de nouveau adonnés à ce plaisir, quand quelqu’un manquait dans les rangs. Fusillé-au-cours-d’une-tentative-d’évasion – un pauvre gars, qu’on avait peut-être connu, avec qui le matin même on avait encore franchi le portail du camp, en passant sous l’inscription dérisoire « Juste ou faux. Ma patrie ».
Il les avait vus, tous ces candidats à la mort, membres disloqués, carbonisés, plaqués contre la clotûre électrifiée, le corps fracassé au fond de la carrière après un saut de trente mètres, des visages bleuâtres au cou pris dans des nœuds coulants de haillons torsadés en corde, ou exsangues quand ils s’étaient ouvert les veines avec des objets émoussés.
Des profondeurs de la cuvette montait le bruit confus des pics et des masses, les cris de douleur sporadiques de camarades touchés par des projectiles, auxquels se mêlaient jurons et insultes. Le bourdonnement dans ses oreilles augmenta : il faisait tellement d’efforts pour se concentrer qu’il en frissonna. Les guenilles à rayures plaquées contre son corps dégouttaient de sueur, le soleil d’août chauffait la carrière à blanc. Il s’accroupit, se recroquevilla dans l’ombre courte du wagonnet.
Il en avait assez de s’abrutir au travail au fond de ce chaudron, harcelé par ses bourreaux qui le frappaient et lui crachaient dessus ; du lever au coucher du soleil, vêtu de haillons puants, sans trêve ni répit, sans avoir le temps de manger, de pisser, de murmurer même quelques mots.
Les kapos s’étaient éloignés. Il entendait leurs rires, les voyait fumer au bord de la carrière. Ils jetèrent un coup d’œil au fond, firent des remarques méprisantes, reprirent enfin leur ronde. Plus personne ne lui prêtait attention. Épuisé, il s’adossa au wagonnet.
Les anciens camarades sont à l'œuvre partout. Eh oui ! sans nous, pas d'État allemand possible, quel qu'il soit, Est ou Ouest.
Ma patrie allemande ! Le sol allemand ! Elle lui avait tout pris, la patrie, elle l'avait trompé et réduit en esclavage, et voilà qu'elle voulait aussi éteindre en lui la dernière étincelle de vie. (…) Il haïssait la guerre, les uniformes, la race aryenne des seigneurs, le Fürher, cette ordure mythomane et toute sa suite
Le vent avait tourné. C’en était fini de la douceur aryenne pour les camarades du peuple. On leur présentait l’addition pour toutes les horreurs commises en leur nom. Ils ressentaient à présent dans leur propre chair ce qu’était un pays en proie à la guerre totale. Il n’avait plus rien de commun avec l’Allemagne, avec un commerçant du nom de Ruprecht Haas. Il avait déjà payé, et il avait tout perdu.
Pleins de gens, pas des juifs, achètent étoiles jaunes, cousent sur leur manteau, quand la guerre finie...ont leurs raisons, veulent cacher leur vilain passé derrière l'étoile juive.