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Critique de Erik35


Erik35
11 septembre 2017
BRÉSIL, TOUJOURS TERRE D'AVENIR ?

Un pavé, une somme, une masse, un roman-fleuve, roman labyrinthique... Aucun superlatif ni qualificatif ne manquent dès lors qu'il s'agit de résumer l'épaisseur ainsi que le contenu de ce roman paru en 2008, roman éminemment dense, étonnant, polymorphe, d'un auteur, le philosophe et archéologue sous-marin Jean-Marie Blas de Roblès, dont on peut affirmer sans être particulièrement condescendant qu'il n'était guère connu jusque-là, sauf, sans doute, pour ses magnifiques et passionnants ouvrages consacrés à l'archéologie (aux éditions Edisud entre autres) et un ou deux romans ou recueils de nouvelles plus confidentiels, l'un d'eux recevant tout de même le prix de la nouvelle De l'Académie Française... même si cela remonte à 1982 !
N'oublions pas, non plus, de rappeler les détails liés à la confection de cette épopée historico-contemporaine : dix années de travail rédactionnel - sans même prendre en considération les années plus nombreuses encore que demandèrent la compilation de lectures, de documentations, la confrontation des sources et des recherches concernant le fameux Athanase Kircher dont il sera abondamment question dans l'ouvrage -, presque autant de temps pour trouver un éditeur assez fou, un succès aussi bien critique que de librairie (ce qui est assez rare pour le signaler), ainsi que trois prix, dont l'un des plus prestigieux : le Médicis en 2008.

C'est donc nanti de ces premières extravagances que nous abordâmes les rives tumultueuses de Là où les tigres sont chez eux - dont on se sent, à l'image des chroniqueurs précédents, obligé de rappeler que le titre est inspiré d'un vers extirpé aux Affinités électives de Goethe -. Une idée née du plus grand des hasards que cette lecture : quelques pages entraperçues à la volée, et appréciées, tandis que l'ouvrage était l'un des cadeaux d'anniversaire offert à un ami, quelques lignes donc, ainsi que la référence à l'essai fameux de Stefan Zweig, "Le Brésil : Terre d'avenir", le tout publié par les excellentes éditions Zulma, c'était tentant !

«L'homme a la bite en pointe ! Haaark ! L'homme a la bite en pointe !» C'est par cette exclamation détonante, prononcée par la voix aiguë d'un perroquet répondant au nom de Heidegger et appartenant à Eléazar von Wogau, le personnage central du roman que débute ce roman-amazone de (donc) presque huit cents pages, et avouons-le, dans la mesure où il ne s'agit en rien d'un roman érotique de gare, cela augurait bien de la suite !

Après ce prologue en fanfare, le premier chapitre entame, comme ce sera le cas des trente et un suivant, l'étonnante biographie d'un savant jésuite, polymathe et polygraphe, aujourd'hui à peu près totalement oublié : Athanase Kircher. Celui-ci, en véritable esprit de son temps doté d'une culture digne d'un nouveau Pic de la Mirandole, s'attaqua à presque tous les sujets scientifiques de son temps. le magnétisme, la linguistique (langues orientales et hiéroglyphes égyptiennes), la géographie, l'optique et la lumière, la musique, la médecine, les mathématiques, l'archéologie (donnant même à cette science en devenir un nom totalement oublié aujourd'hui : "l'archontologie"), la théologie, bien entendu, la kabbale aussi, etc. Loin d'être le savant qui eut tout faux, ce qui est une injustice que le principal protagoniste du roman ne cesse de répéter pourtant, jusqu'à revenir sensiblement sur sa réflexion, Kircher fut l'inventeur d'un certain nombre d'objets qui existent encore à ce jour : le mégaphone, le microscope (il est d'ailleurs sans doute le premier à avoir observé les globules rouges et blancs... Qu'il prit pour le bacille de la peste), la lanterne magique, l'interphone, une machine à calculer ainsi que le pantographe, le premier musée vraiment digne de ce nom, etc. Portons aussi à son crédit qu'il pourfendit l'alchimie, encore étonnamment étudiée et pratiquée en ce temps. En revanche, Kircher, et c'est ce que nous allons découvrir au fil de l'ouvrage, s'est presque systématiquement trompé - contre les grands noms de son temps, tels Blaise Pascal, René Descartes, Galilée, Isaac Newton et quelques autres grands théoriciens des sciences de ce XVIIème si prometteur en avancées scientifiques - chaque fois qu'il s'est pris à émettre des théories, enferré qu'il était à la fois dans des temps dépassés et dans une foi trop présente dont il faisait le but premier et dernier de toutes recherches et publications, une sorte de cadre de pensée, hélas indépassable. On en serait presque à s'énerver de voir une telle intelligence produire des résultats aussi vains !

Chapitre après chapitre, nous suivons donc le sort de ce père jésuite, sous la plume de son élève puis ami et disciple, un certain Kaspar Schott, hypothétique rédacteur posthume de cette hagiographie totalement inventée par Blas de Roblès dans un français absolument digne de celui à la fois très élégant et très ampoulé de son temps, sans oublier d'en rajouter quant à la la déférence obligée, permanente, de l'élève à l'égard du maître qui rend l'ensemble parfois - l'auteur s'en est donné à coeur joie - aussi loufoque que risible. C'est donc en compagnie de cet Eléazard, un français tombé amoureux du Brésil et, plus précisément, d'Alcantara, une ancienne ville coloniale espagnole en totale déshérence, sise face à Sâo Luis la capitale de l'état de Maranhâo que nous allons suivre une bonne part de ce long racontar. En réalité, ce sont six destinées que Blas de Roblès nous donne à découvrir, indépendamment les unes des autres au point de départ, mais qui sont ou bien liées par leurs acteurs ou finissant par se rejoindre au fil des pages :

- La vie de Kircher et de son disciple Schott, à travers une bonne partie de l'Europe, de leur Allemagne natale jusqu'à Rome.
- La vie et les réflexions sur celle-ci d'Eléazar von Wogau, correspondant de presse ne croyant plus guère à son métier ni aux médias, en instance de divorce, Elaine, père d'une jeune femme nommée Moéma, étudiante en ethnologie. Sa rencontre avec une italienne un peu plus jeune que lui portant un très lourd secret, et Soledad, la jeune femme qu'il a recueilli après qu'elle ait subit un viol et qui est, plus ou moins, sa gouvernante ; elle pratique le candomblé. Eleazard est aussi un habitué du cabinet du Dr Euclides, médecin retraité et bibliomane sur le point de devenir aveugle mais dont le regard lucide, affûté, sans concession, sur le monde et sur la société se développe de manière inversement proportionnelle à sa cécité naissante.
- Un groupe d'archéologue, parmi lesquels l'ex-épouse d'Eléazard, deux chercheurs dont l'un est un ami de longue date et l'autre un carriériste veule et couard. Un étudiant en archéologie, Mauro, fils du gouverneur de Maranhâo et son épouse, une riche héritière. Un trafiquant de drogue, ancien soldat nazi mais qui se fait fort de les emmener à destination et son indien, grand connaisseur de la forêt équatoriale.
- le colonel Moreira, un politique sans scrupule, en passe de faire le coup financier du siècle, ayant profité d'indiscrétions de son ami le ministre de l'industrie sur la future implantation d'une base militaire américaine dans sa région ; et son épouse Carlotta, une femme malheureuse, alcoolique, héritière richissime et cultivée mais dont le mariage est un pur désastre. Et qui va aussi terriblement s'inquiéter pour son fils parti en expédition.
- Un groupe de jeune gens de la classe moyenne, plus ou moins à la dérive, plus ou moins étudiant ou bien jeune prof, plus ou moins à la recherche de l'amour ou d'une destinée. Parmi ceux-ci, Moéma, la file d'Eléazard et d'Elaine, se perdant peu à peu sur les chemins torts et trompeurs de la drogue.
- Deux "sans classe", enfin, survivant dans les favelas de Fortaleza dans l'Etat de Ceara : Nelson, d'abord. Un jeune homme très handicapé par une malformation des jambes, qui survit d'expédients, d'aumône et d'un désir presque inassouvissable de vengeance (tuer le riche qui est à l'origine de la mort accidentelle de son père mineur). L'oncle Zé, ensuite. Un brave homme, camionneur presque illettré mais philosophe inné, et qui s'est pris d'affection pour Nelson qu'il aide comme il le peut.

A travers ces destins plus ou moins brisés, ces personnages sans avenir ou sans passé, ces personnalités parfois à la dérive, parfois au point mort, c'est un univers aux accents bien plus sombres et déprimants qu'il n'y parait de prime abord que Blas de Roblès nous donne à découvrir. Il faudra même attendre pas mal de temps - et de pages - pour augurer des failles qui déchirent ces femmes et ces hommes de notre temps. Mais le désenchantement le plus abyssal est au bout du chemin, semble-t-il.
C'est aussi une profonde réflexion sur l'acte créateur, sur celui de l'écriture en particulier, principalement par le biais de cette relation ambiguë que mène Eléazar avec ce savant oublié de l'Ancien Régime, qu'il étudie depuis tant d'années qu'il en est devenu l'un des spécialiste - sans l'avoir véritablement cherché - mais dont on comprend, à l'instar de ceux de son entourage, qu'il a appris patiemment à détester cet aïeul par l'intellect, parce qu'il n'admet pas qu'il ait pu à ce point se fourvoyer tout au long de son existence, qu'il lui cherche tous les poux possibles pour le rendre ridicule dans ses erreurs, qu'il l'estime n'être rien de plus qu'un faussaire, qu'un bonimenteur, un bricoleur sans envergure mais épuisant de culture et de suffisance modeste (parce que l'homme présente toutes les caractéristiques du saint homme, évidemment). Un personnage historique digne d'entrer dans la légende par le biais de la fiction, plus que par celui des sciences ou de sa véritable biographie. Une sorte de Samuel Johnson (lui aussi polygraphe) un siècle avant l'heure, dont on a retenu le nom grâce à la biographie de son contemporain James Boswell, et qui est considérée comme un modèle du genre, alors que la vie de son instigateur fut tout sauf épique... N'est-ce pas là, précisément, que réside tout l'art et le génie profond de l'écrivain : celui d'être le plus doué des bluffeurs et des charlatans ? Kircher renvoie ainsi l'auteur à une espèce d'image de lui-même, malgré les dissemblances apparentes.

Des réflexions, ce roman démiurgique en d'ailleurs est truffé : sur l'amour, sur la vérité, sur Dieu (ou sur les Dieux), sur les rapports entre l'homme et la nature qui l'environne, sur la violence - violence politique, violence de classes, violence entre les êtres, violence sauvage, violences sexuelles, violence des mots - ; une réflexion sur les origines, nos origines, tout autant que sur notre ou nos avenirs possibles ; une réflexion sur l'universel et le particulier, une réflexion sur la possibilité d'être ensembles, une réflexion plus vaste sur notre propre monde contemporain, lui-même bien souvent désenchanté ou plus subtilement désenchanteur...

Plusieurs entrées sont possibles à ce roman qui, pour être long et très dense, se lit cependant d'une traite, malgré les passage d'un style à l'imitation de celui du XVIIème à un autre, contemporain, mais d'un niveau de langage relativement élevé, au style fluide, précis, capable cependant de passer des pires insultes ou des scènes de violence les plus insupportables aux discussions philosophiques les plus enfiévrées. On pense inexorablement à Jorge-Luis Borgès par certains aspects à mi-chemin entre fantasque et fantastique, on songe aussi inévitablement aux romans du regretté Umberto Eco (mais les moments d'éruditions y sont bien plus accessibles que chez le philologue italien). Des qualités, Là où les tigres sont chez eux n'en est franchement pas avare.

Pourtant... Il y manque quelque chose, ce petit quelque chose qui permettrait d'emballer définitivement le lecteur, un petit quelque chose, peut-être, de la folie d'un Cent ans de solitude, pour rester en Amérique latine, ou encore l'étrange définitif du "Manuscrit retrouvé à Saragosse" (la filiation n'est pas si hasardeuse) de Jan Potocki. Sans doute cette irrésolution finale (la fin ressemble à une sorte d'immense point d'interrogation existentiel : on devine, certes, dans les grandes lignes, l'aboutissement crépusculaire de chacun des destins que nous avons pu suivre, mais tout demeure relativement suspensif et saumâtre comme l'embouchure de l'Amazone) ajoute-t-elle à la distance qui s'insinue lentement entre l'infini dédale des histoires de ce roman et le pauvre lecteur qui n'en peut mais. Sans doute la psychologie des personnages, assez volontairement à l'emporte-pièce, une peu à la manière de ces portraits des Caractères de la Bruyère, chacun représentant un aspect de la psychologie de tous, manque-t-elle aussi d'une certaine finesse, d'un petit rien de complexité hors des sentiers battus et d'une certaine complaisance. Peut-être, aussi, le texte de Jean-Marie Blas de Roblès finit-il par s'adresser bien plus à l'intellect qu'à l'épiderme - ce qui n'est pas qu'un défaut -, aux neurones plutôt qu'au coeur, de peur de tomber dans tous les travers possibles de ce genre de littérature sensiblement picaresque, entremêlant aventures, histoires amoureuses, défaites spirituelles et morales, pensées intimes, rencontres improbables. C'est bien dommage car ce petit supplément d'âme eut parachevé ce roman, excellent et terriblement talentueux nous ne cesserons de l'affirmer, mais dont le baroque voulu est par trop calculé, prévisible, architecturé pour que cette perle littéraire puisse resplendir autant qu'elle aurait dû, laissant ainsi le lecteur dans un entre deux presque gênant dont il ne sait plus que penser à force d'être sollicité.

Le relire pour véritablement l'apprécier dans son entier...? Peut-être.
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