AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de SAINT-JAMES


« […] ce qui ressemblait aux premières lueurs de l'aube était le commencement d'une nuit sans fin. » (page 74)
La célèbre actrice Chris MacNeil vit avec sa fille Regan, âgée de douze ans, dans une maison de style colonial dans le quartier de Georgetown à Washington DC. Sharon, la gouvernante, Willie et Karl Engstrom, les deux employés de maison, sont eux aussi témoins de bruits étranges qui se font entendre et de meubles qui se déplacent la nuit… Lorsque le comportement de la jeune Regan devient inquiétant, les médecins restent impuissants. Dédoublement de personnalité ou hystérie ?
La situation empire lorsque le metteur en scène et ami de Chris, Burke Dennings, est retrouvé mort sous la fenêtre de Regan.
Le psychiatre va alors suggérer à Chris de faire appel à un exorciste…
Le double parti pris de William Peter Blatty d'ancrer son histoire de possession démoniaque dans la vie quotidienne de la famille MacNeil et de fournir de nombreuses explications médicales à l'état de Regan (ainsi qu'à la mort de Dennings dans le chapitre où le lieutenant Kinderman interroge le légiste au sujet du cadavre du metteur en scène), confère au récit une authenticité qui renforce l'horreur.
Les chapitres les plus effrayants se déroulent exclusivement à huis clos, dans la chambre de Regan, une pièce glaciale d'où se dégage une puanteur insupportable quand le démon se manifeste. Chacune des manifestations démoniaques restera gravée dans votre mémoire de lecteur à tout jamais, comme les images du film éponyme qui hante notre inconscient collectif.
« − Ahhhh ! Ma truie ! Oui, mon doux trésor de salope ! Ma petite salope !… Aahhh !
Les mots s'interrompirent à l'instant où Chris se mit à ramper péniblement vers le lit, le visage couvert de sang, les yeux vagues, les membres douloureux, passant devant Karl inanimé. Et puis elle s'aplatit au sol dans un mouvement de terreur incrédule en croyant voir dans un brouillard trouble la tête de sa fille tourner lentement, pivoter sur son torse immobile, jusqu'à ce qu'elle parût regarder dans son dos.
− Sais-tu ce qu'elle a fait, ta garce de fille ? jappa une petite voix familière.
Chris cligna des yeux devant le visage rieur aux lèvres craquelées et parcheminées et aux yeux de renard.
Elle hurla et tomba sans connaissance. » (pp. 304-305)
Difficile de s'affranchir des images du film, tout aussi culte que le roman, telle celle représentant la silhouette de Merrin, que l'on retrouve d'ailleurs sur l'affiche du film et la couverture du roman (édition J'ai Lu) :
« du taxi sortit un vieil homme de haute taille. Un imperméable noir, un chapeau noir et une valise qui avait connu des jours meilleurs. Il régla la course, puis se retourna et resta immobile, fixant la maison. le taxi s'éloigna et tourna au coin de la 36e Rue. Kinderman déboîta rapidement pour le suivre. Comme il tournait le coin de la rue, il remarqua que le grand vieillard n'avait toujours pas bougé, et qu'il restait planté là sous la lumière du réverbère voilée par le crachin, comme un voyageur mélancolique pétrifié par le temps. » (p. 446)
Ce qui est plus effrayant et fascinant encore que les scènes de possession elles-mêmes, ce sont les conversations entre le démon et le père Karras, prêtre et psychiatre, le personnage le plus important du roman.
Le chapitre de présentation du jésuite est remarquable. On y découvre le prêtre sur le quai désert d'un métro. Dès la première phrase, Karras est présenté comme un homme en grande souffrance. Et lorsqu'un clochard l'interpelle, le prêtre ne peut pas lui faire face. « Il se sentait incapable de chercher le Christ de nouveau dans la puanteur et les yeux vides ; le Christ du pus et des excréments sanglants ; le Christ qui pourrait ne pas être. » (p. 76) Puis on le retrouve avec sa mère, objet de son désespoir, cette femme malade qu'il croit avoir abandonnée pour sa mission d'homme d'Église, ce dont il ne parvient pas à se pardonner.
Karras doute et ce doute le dévore de l'intérieur : « le silence de Dieu était plus enraciné dans la logique. le mal était dans le monde. Et une grande partie du mal venait du doute ; d'une confusion honnête éprouvée par des hommes de bonne volonté. Un Dieu raisonnable refuserait-il d'y mettre fin ? Ne se révélerait-il pas ? » (p ? 80)
Pourtant Chris dira qu'elle n'a « jamais vu une telle foi de [sa] vie » (p. 526) en parlant de lui.
Figure christique, Karras n'est que souffrance et désespoir, et même les gestes rituels de la messe ne parviennent plus à l'apaiser.
« Il éleva l'hostie pour la consécration, se rappela douloureusement la joie qu'il ressentait autrefois à ce geste, et éprouva de nouveau, comme chaque matin désormais, la douleur poignante de la vision fugitive et lointaine d'un amour perdu depuis longtemps.
Il rompit l'hostie au-dessus du calice.
− Je vous laisse ma paix. Je vous donne ma paix.
Il posa l'hostie sur sa langue et déglutit le désespoir à goût de papier.
La messe dite, il essuya le calice et le replaça soigneusement dans son sac. Il se hâta pour attraper à temps le train de 7 h10 qui devait le ramener à Washington, transportant la douleur dans sa valise noire. » (pp. 81-82)
La partie cruciale (sans jeu de mots) du roman se joue entre le démon rusé et le jésuite :
« − Vous n'avez pas la foi.
Karras se raidit :
− Foi en quoi ?
− En moi, cher Karras ; en moi ! (Quelque chose de moqueur et de méchant dansa dans ses yeux.) » (p. 324)
Et plus loin, le démon lance au prêtre : « Il faut bien vous donner une raison quelconque de douter ! Un peu ! Juste assez pour nous assurer du dénouement final. » (p. 375)
Karras prend sur lui la souffrance de Chris et de Regan, sa croix, lui qui n'a pas pu sauver sa propre mère est prêt à tout pour sauver la fillette, jusqu'à l'ultime sacrifice, comme le Christ : « Karras ferma les yeux. le pesant fardeau était maintenant coulé dans du béton ; en séchant, il avait pris la forme de son dos. » (p. 406)
Pourtant, jusqu'à la fin le jésuite refuse de croire à la possession et lutte pied à pied avec lui-même pour trouver une explication rationnelle à l'état de Regan. Et le démon se joue de lui : « Ainsi, vous revoilà ! croassa-t-il. Vous m'en voyez surpris. J'aurais pensé que cet incident déconcertant de l'eau bénite vous aurait découragé de revenir, mon cher… » (p. 420)
Et peu après, le démon remue un peu plus la lance dans la chair blessée du prêtre :
« Karras éprouva un moment de désarroi tandis que sa certitude s'écroulait, il se sentit torturé et frustré d'une façon intolérable par le doute lancinant qui venait de lui être inculqué. le démon gloussa.
− Oui ! Je me doutais que ça vous arriverait, Karras. C'est pourquoi vous me plaisez tant. C'est pourquoi j'éprouve une dilection particulière pour tous les hommes raisonnables. » (p. 422)
« […] je ne pense pas que l'objectif du démon soit le possédé ; l'objectif, c'est nous… les observateurs… […]. Et je pense… oui, je pense que l'objectif recherché est de nous amener au désespoir […]. » dit Merrin, l'exorciste, à Karras, peu avant le dénouement fatal.
Le prêtre se sent pris au piège. Il veut aider. Il souffre. Il est à bout de force.
« Soudain, la chair de poule que Karras avait sur les bras ne fut plus provoquée par le froid glacial de la pièce, mais par ce qu'il voyait sur la poitrine de Regan ; par ces lettres qui se détachaient en clair, sur le fond rougi de la peau. Deux mots :
AIDEZ-MOI » (p.438)
Quand le jésuite se décide finalement à pratiquer l'exorcisme, il le fait sans y croire, par pitié pour Regan : « Il n'osait toujours pas croire. C'était son coeur, non son esprit qui l'avait conduit à cette décision ; la pitié et l'espoir d'une guérison par le moyen de la suggestion. » (p. 438)
Comme dans tout récit fantastique, le doute subsiste, et le doute est justement au coeur de ce roman fascinant.
Rappelons la célèbre définition du genre fantastique donnée par Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique (c'est mon incontournable minute cuistre – vous commencez à vous y habituer, non ?) :
« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l'événement doit opter pour l'une des deux solutions possibles : ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […]
Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »
Le lecteur pourra douter jusqu'à la fin du roman, jusqu'au dernier regard du père Karras dans lequel le père Dyer lit « quelque chose qui ressemblait mystérieusement à la joie éprouvée à la réalisation d'un ardent désir » (p. 518). Triomphe de la foi ou du démon ? le doute est possible.
En habile romancier, William Peter Blatty propose plusieurs pistes au lecteur (les messes noires pratiquées dans une église profanée à proximité du domicile de Chris ou l'étrange conduite du domestique Karl Engstrom qui éveille les soupçons du lieutenant Kinderman). La construction du roman est exemplaire, le romancier américain fait alterner les chapitres centrés sur Chris et Regan, ceux sur le père Karras, et les scènes avec le lieutenant Kinderman, avant que les fils de sa trame ne viennent à se rejoindre.
L'Exorciste est un roman que vous ne parviendrez pas à lâcher tant l'intérêt ne faiblit jamais, montant crescendo jusqu'au final. Les personnages sont magnifiquement campés. Certes, on ne frissonne pas à la lecture de ce roman d'épouvante, et c'est une toute autre émotion que la peur qui vous emportera à la fin. Une profonde tristesse.



Lien : https://chroniquesdesimposte..
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}