Au commencement du temps

L'histoire que nous allons vous raconter dans ce livre est sans doute la plus mystérieuse qui soit. C'est l'histoire du commencement des choses. Du tout premier instant de l'Univers. Du commencement du temps.

A l'époque des Romains, il ne subsiste plus que quelques chaumières perdues ça et là, au fond de la petite clairière, future place du Trocadéro. En revanche, sur la pente ensoleillée, il y a a des plants de vignes (qui donnent le fameux vin de Chaillot, très apprécié des Romains). A la demande pressante de Jules César, les champs de Grenelle sont maintenant plantés de figuiers. Paris n'existe plus. C'est alors Lutetia, avec ses palais et ses villas édifiés entre deux grandes voies parallèles qui, bien plus tard, deviendront la rue Saint-Jacques et le boulevard Saint-Michel. Partout ailleurs sauf sur le mont de Mars (le Montmartre d'aujourd'hui), c'est la forêt profonde, où plus personne ne vient s'aventurer, à l'exception de rares chasseurs gaulois ou de soldats romains.

Nous sommes au milieu d'une forêt profonde. L'air est vif. On a du mal à croire que c'est à la place de ces arbres noueux et de ces ronces que sera un jour édifiée la tour Eiffel. Derrière nous, à quelques centaines de mètres après la Seine, se dresse une colline escarpée, qui n'a pas encore de nom. Là aussi, une forêt épaisse a pris possession des lieux, à l'exception de trois petites fermes formant un hameau sur le plateau qui, bien plus tard, deviendra la place du Trocadéro. Sur la plaine du Champ-de-Mars, qui mène vers la ville lointaine de Paris enfermée derrière ses murailles, on ne rencontre plus que des blanchisseurs, des avitailleurs, des bouilleurs de cru, des chevillards, des rémouleurs ou des charcutiers. Les volayeux, les mastroquets, les panetiers ou les gargots vont et viennent, à grands cris, d'une maison à l'autre. Nous sommes à la fin du Moyen Age, vers l'an 1400, et nous comprenons à peine le langage de l'époque : outre l'accent, la plupart des mots nous sont inconnus.

En relativité générale, le temps de l'univers a bel et bien un commencement.

Revenons à l'une des dernières journées paisibles que vivrons les habitants de la Terre, il y a 65 millions d'années. A la fin du crétacé, l'hémisphère Nord est occupé par deux blocs continentaux. Le premier comprend l'Asie et la partie Ouest de l'Amérique du Nord tandis que le second regroupe l'Europe et la partie Est de l'Amérique du Nord. A cette époque, le nord du Bassin parisien émerge au-dessus d'une mer tropicale toute proche qui s'étend au sud-est, à partir de la région connue de nos jours sous le nom de "massif de Fontainebleau". Le lieu qui deviendra la place du Trocadéro est méconnaissable. Alors que vers le sud les terres sont régulièrement envahies par la mer, ici le sol est recouvert d'une épaisse couche de sable blanc. Il fait chaud. Des insectes vibrent très haut dans un ciel bleu à perte de vue. Ils viennent butiner les fleurs des palmiers et autres plantes exotiques qui prospèrent dans le climat tropical de ce monde sans hommes.
[...] Pour l'heure, l'espèce dominante est celle des grands sauriens : ces animaux règnent sans partage sur la Terre depuis presque 160 millions d'années. A leur tête, le légendaire tyrannosaure. L'immense saurien passe devant nous à puissantes enjambées, occupé à chasser d'autres dinosaures pour nourrir ses dix tonnes. Son crâne est gigantesque. Mais à l'intérieur, il n'y a presque rien : perdu dans le vide de ce qui n'est qu'une petite caverne osseuse, son cerveau est minuscule : à peine une dizaine de centimètre. Ce monstre n'a pas d'émotions - pas de pitié, pas de regrets - et pour cause : à peine quinze secondes de mémoire. Tout juste dix mille neurones, cent fois moins que l'abeille. Pourtant, entre cette terrifiante créature et l'homme, on va de nouveau trouver une parenté. Un surprenant cousinage, fondé sur le fait que selon certaines estimations, environ un quart de notre patrimoine génétique serait identique à celui du tyrannosaure (même si l'on n'a jamais pu analyser complètement l'ADN d'un dinosaure).

Des hommes de Neandertal. Ils sont quatre. Ils passent à quelques mètres de nous sans déceler notre présence. Avec leur crâne massif étrangement plus gros que le nôtre, ils sont impressionnants. Inexplicablement, l'on se sent bien dans cet endroit protégé - le futur Trocadéro, la place avec ses cafés. Il plaît aussi à ces "parisiens" du passé lointain : deux d'entre eux y ont élu domicile. Soudain, l'antre d'une grotte où coule une source d'eau claire en fine cascade. Nos étranges promeneurs viennent d'y faire halte pour s'y abreuver ! L'un d'eux ramasse quelques châtaignes à fleur d'herbe. Les ancêtres impensables des macarons, spécialité de Carette ? Toujours est-il que les baies sont dégustées dans un claquement de mâchoires. Ils sont quelques centaines à vivre en région parisienne et peut-être 180 000 en tout sur terre, un peu moins que les ''Homo sapiens'' (plus tard appelés hommes de Cro-Magnon, dont le patrimoine génétique diffère des hommes de Neandertal). En lutte perpétuelle contre le froid et toutes ces créatures tapies dans la nuit épouvantable, les Néandertaliens utilisent des armes de jet légères et des parures, ils inventent la sépulture : ils sont en route vers une civilisation qu'ils n'atteindront jamais. Étrange tour de l'histoire : ce sont leurs squelettes, leurs silhouettes puissantes et trapues que l'on retrouvera au XXe siècle au musée de l'Homme, à quelques centaines de mètres de notre grotte de Chaillot.

"le temps est l'image mobile de l'éternité immobile" Platon