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Critique de PhilippeSAINTMARTIN


Héliodore d'Émèse, l'abbé Prévost et Goethe le savaient, Balzac, Mme de Lafayette et Marivaux le savaient, Stendhal, Austen, Zweig… Et Flaubert aussi : " dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux." Comme un pari libératoire sur un destin agrippé par les serres du quotidien, le regard échangé est la moelle du genre romanesque : quelques secondes de regards entrecroisés contre une vie entière qui rêve de basculer.
Laurent LD Bonnet relève lui aussi ce défi littéraire avec son roman 10 SECONDES : dix secondes seulement, au moins dix secondes pour triompher de la frontière et tutoyer le trio sentimental foudroyant de Jean Rousset : I'effet, I'échange, le franchissement.

Dans ce roman, Laurent LD Bonnet aborde le chavirage amoureux volontaire avec la passion qu'on lui connaît : si tu veux l'horizon, éloigne-toi des accalmies de tes rives et accepte le jeu du large pour y être sculpté. Ce n'est ni l'architecte naval, ni le charpentier de marine, ni le navigateur qui façonnent l'âme d'un navire : c'est la traversée. Antoine, son héros, est ce navire.
Tel un poétique Ludovic Janvier ("Toi qui cherches des yeux les yeux des femmes…"), Antoine, protagoniste à la fois romantique et provoquant, est un chercheur de regards féminins depuis l'adolescence : le jeune Antoine rêve de dix secondes, au moins dix secondes de regards échangés et soutenus avec une inconnue pour enfin aborder le sublime. Quête amoureuse effrénée, arithmétique, passant du jeu à la dérive : impudence romantique puis impudeur passionnée, les années passent sans qu'aucun regard ne relève le défi sentimental d'Antoine, seulement un ou presque, un regard en manteau rouge, cette croisade amoureuse inaboutie restant suspendue aux entrailles de son âme.

Son existence fait semblant d'avancer : mariage, enfant, divorce, alors qu'elle n'est qu'un ressac de marée ; les vagues toujours reviennent, là où sur du sable Antoine aura bâti. C'est à 45 ans qu'il fait soudain chavirer sa vie, renouant avec sa quête insensée d'adolescent : Antoine franchit l'obstacle des quais du métro comme on se lance à la recherche d'une nouvelle route des Indes. Car face à lui, enfin, vent debout, la regardée regardeuse est là, deux yeux comme on crie ces deux mots : terre, terre ! Et voici son Amérique, Léa : dix secondes d'Amérique.
Se regarder, se parler, s'ouvrir puis échapper, disparaître, chercher, aimer, renoncer : son Amérique devient une mythique Iracéma, puis une quête d'Eldorado intérieur aux énigmatiques accents guématriques.
D'une théorie du regard qu'il met à l'épreuve du feu jusqu'à l'immolation, Antoine bifurque vers l'obsession initiatique, tenu autant par ses renoncements que par ses espérances et ses convictions. Sa quête d'une Léa disparue prend des airs de théâtre grec, où acteurs et spectateurs, tous regardeurs et regardés, seraient eux-mêmes la tragédie. Où sont la vérité, l'absolu et la liberté dans l'amour et ses apparences : dans l'instant instinctif du regard, dans des dérives sentimentales qui se prétendent sans entraves ? Ou dans la littérature d'un carnet à la couverture noire, écrit puis relu par Antoine, où nous-mêmes, complices de la lecture du héros, devenons regardeurs de protagonistes eux-mêmes regardeurs et regardés ? Entre humour et douce amertume, Laurent LD Bonnet cambriole à pas feutrés une allégorie de caverne platonicienne sentimentale, quasi cabalistique, ne dévoilant qu'à l'ultime page qui est l'illusionniste projetant les ombres sur les parois et qui est l'illusionné.

Laurent LD Bonnet est un écrivain voyou : pister ce rusé renard littéraire mène vers des territoires inattendus. Dans ce livre, sa belle écriture de conteur, telle une subtile miniature persane, recèle une histoire au parfum de ghazal qui interrogerait enfin : si aimer n'est pas rencontrer, alors aimer est-ce reconnaître ? Tel un Hafez dans son divan, cette quête du regard fait naître et grandir l'amour, justifiant le poète : l'absolu de l'être aimé est dans l'absence que promet déjà son apparition.
Esthétique de profusion autant qu'ouverture au monde pour accueillir le vide et ses questions, 10 SECONDES est semblable aux dômes d'Esfahan : un espace intermédiaire entre réalité et imaginaire, avec ses allées de jardin ésotérique, architecturé en univers des possibles.
Enfin, lire Laurent LD Bonnet c'est accepter cette belle déferlante : dans notre Robinson intérieur recroquevillé sur ses rivages patiente un Vendredi en marche.

Lien : https://tandisquemoiquatrenu..
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