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Critique de Isidoreinthedark


« Le livre de sable » est un recueil de nouvelles tardif de Jorge Luis Borges, publié en 1975, soit plusieurs décennies après « Fictions » paru en 1944 et « L'Aleph » paru en 1949. On y retrouve l'inclination du génie argentin pour une pensée spéculative qui donne le vertige, et visite à nouveau ses thèmes de prédilection : l'infini, l'éternité, l'identité, la dualité, la frontière ténue qui sépare le rêve de la réalité.

Le recueil comporte treize nouvelles, autant de manières d'explorer les obsessions borgésiennes. La quatrième de couverture est d'une franchise déconcertante. Borges y indique : « Je n'écris pas pour une petite élite dont je n'ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu'on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J'écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps ».

Né en 1899, l'écrivain argentin, âgé de 76 ans et quasiment aveugle lors de la publication de ce recueil est au crépuscule de son existence. Cette volonté « d'adoucir le cours du temps » teinte « Le livre de sable » d'une douce mélancolie et conduit son auteur à aborder le thème du temps qui passe et de sa propre finitude. Les nouvelles qui composent le recueil sont ainsi de facture plus classique que celles qui composent « Fictions ». S'il ne renonce pas à aborder les questions métaphysiques qui hantent son oeuvre, Borges se fait davantage conteur, et nous confie les émotions qui troublent ses narrateurs successifs, au cours des treize nouvelles qui composent le recueil.

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Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, le narrateur fait la rencontre d'un vendeur de Bibles qui souhaite lui vendre un « livre sacré », qui se présente sous la forme d'un volume in-octavo, relié en toile, écrit dans une langue inconnue. Les pages sont numérotées en chiffres arabes, mais d'une manière qui semble totalement aléatoire. La caractéristique essentielle de ce livre est qu'il est infini : « Cela n'est pas possible et pourtant cela est. le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés dans n'importe quel ordre ».

En échange du montant de sa retraite et de sa bible de Wyclif en caractères gothiques, le narrateur fait l'acquisition du livre « infini ». Très vite, le bonheur de posséder un tel objet cède à la crainte que l'on ne lui dérobe. le nouveau propriétaire en devient paranoïaque, et prisonnier du livre qu'il ne cesse d'examiner. Il comprend enfin que « Le livre de sable » est en réalité monstrueux et qu'il risque de le transformer lui aussi en monstre, et va entreprendre de se séparer de cet objet qui contient un nombre « exactement infini » de pages.

Si l'on retrouve dans cette nouvelle une audacieuse exploration du thème de l'infini cher à l'auteur, l'originalité du conte réside dans sa fin, ce moment où le narrateur prend conscience de la monstruosité de l'objet qu'il vient d'acquérir. Ce texte peut se lire comme une forme de confession dans laquelle Borges lui-même réalise à l'aube de la vieillesse le caractère absolument « monstrueux » de son obsession pour l'infini. La douce mélancolie qui irrigue « Le livre de sable » donne à la nouvelle la couleur de la sagesse.

Ainsi, le véritable enjeu du texte n'est sans doute pas d'explorer une fois encore le vertige de l'infini, mais de confesser à quel point certaines des obsessions qui traversent l'oeuvre de l'écrivain argentin sont au fond aussi vaines qu'absurdes.

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Dans la première nouvelle du recueil, « L'autre », le narrateur est Jorge Luis Borges, en personne, qui s'assoit sur un banc faisant face au fleuve Charles, à dix heures du matin. Il est âgé de soixante-dix ans et constate que la personne assise à ses cotés sur le banc est un autre lui-même, nettement plus jeune, d'à peine vingt ans.

Cet « autre » Borges n'est de prime abord pas totalement convaincu par l'identité de son interlocuteur. Même lorsque son aîné lui narre des détails sur sa vie qu'il est le seul à pouvoir connaître, il reste perplexe et craint que cette rencontre ne soit qu'un rêve. Il se laisse malgré tout peu à peu convaincre et permet à son aîné de lui narrer les grandes lignes des cinquante années à venir. La nouvelle se termine par une explication « rationnelle » toute borgésienne de l'évènement « surnaturel » de la rencontre entre un Borges âgé de soixante-dix ans et un autre Borges de vingt ans.

Le texte explore comme d'autres l'ont fait avant lui, l'identité, la dualité, la frontière ténue qui sépare le rêve de la réalité, ainsi que la conception du temps chère à Héraclite qui soutenait « qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».

L'originalité de la nouvelle tient à cette forme de prise de conscience douce-amère du temps qui passe d'un Borges vieillissant qui explique à son alter ego, que lorsqu'il aura son âge il aura presque complètement perdu la vue : « Tu ne verras que du jaune, des ombres, et des lumières. Ne t'inquiète pas. La cécité progressive n'est pas une chose tragique. C'est comme un soir d'été qui tombe lentement. »

Si ce texte teinté de nostalgie, revient sur les obsessions récurrentes de l'auteur, sa force de percussion tient, une fois n'est pas coutume, non pas à un tour de prestidigitation vertigineux dont Borges est si friand, mais au regard poétique que pose un homme âgé sur un jeune homme qui est, comme l'avait deviné Héraclite, un autre que lui.

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Recelant les thèmes spéculatifs chers à son auteur, « Le livre de sable » frappe par la poésie nostalgique du regard que porte Borges au crépuscule de son existence, sur le temps qui passe, qui s'écoule inexorablement tel un fleuve dans lequel il est impossible de se baigner deux fois.
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