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Critique de Creisifiction


Le titre original des AVENTURES D'UN SOUS-LOCATAIRE , «CTAЛEH», correspond au drôle de prénom de son narrateur et personnage central: «STALEN». Prénom pas du tout issu, tel que l'on pourrait s'imaginer, d'une contraction entre «Staline» et «Lénine», mais, comme le précisera l'intéressé, entre le prénom de son père, «Stanislav», et celui de sa mère, «Elena», «Lena».
Pourtant…ce noeud signifiant que le narrateur affirme «passer sa vie à défaire» paraît loin d'être anodin!
Anti-héros amoral et pragmatique («je prends la vie telle qu'elle est»), attachant malgré tout par l'acuité de ses observations sur la nature humaine en général, sur ses compatriotes russes en particulier, ainsi que par une capacité d'auto-critique et d'auto-dérision tout aussi fines et aiguisées, le prénom de Stalen, outre son rapport, assez évident, à l'héritage soviétique qui continue encore de nos jours à hanter les couloirs tortueux de l'imaginaire collectif russe, m'aura personnellement fait penser, par une sorte de consonance, à l'«acier» («steel», ou encore les «stahl» et «stalen» germaniques), et plus particulièrement à cet alliage d'acier dit "demi-doux" qui tout en se présentant d'emblée comme une matière façonnable, malléable, résiste néanmoins aux impacts et aux chocs extérieurs sans altérations significatives de sa structure fondamentale...Voilà qui pourrait, à mon sens en tout cas, illustrer parfaitement à la fois le propos général de ce brulot sceptique et le profil de son personnage central. «Je n'ai été et ne serai un dissident, un opposant, un partisan du pouvoir, un homme de gauche, un homme de droite, un libéral, un conservateur, pour la simple raison que cela n'est pas ma langue». La devise préférée, pleinement assumée par Stalen, sera d'aileurs, et pour cause: «Never complain, never explain»!
Tout en s'inscrivant dans une solide tradition littéraire qui s'était appliquée, de Dostoïevski à Nabokov, à mettre à nu la fougue, les excès et les paradoxes constitutifs de l'âme russe (et qu'en bon « sous-locataire » aussi, Iouri Bouïda ne cessera de citer ou convoquer indirectement dans son récit), l'auteur s'empare librement des codes du roman picaresque, s'amusant sur un ton particulièrement burlesque et impertinent à la déshabiller, cette âme, à la lumière cette fois des événements qui avaient marqué son pays durant la seconde moitié, et au tournant du XXe au XXIe siècles. Incarné dans le regard acerbe d'un de ses avatars modernes et sorte de double littéraire de l'auteur, Stalen Stanilasvovitch, lequel, après une série de péripéties, pour certaines ébouriffantes, la plupart du temps arrosées copieusement de vodka et guidées par les faiblesses de la chair, ayant tout de même réussi à acquérir une certaine notoriété en tant qu'auteur, entre deux âges et malade, se remémore ici son parcours chaotique de jeune écrivain fraichement débarqué dans la capitale russe au début des années quatre-vingt-dix, ainsi que son initiation par la mystérieuse et fascinante Anna Fiodorovna, dite «Phryné», hétaïre à la beauté renversante mise au service de l'ancien régime agonisant, qui l'accueillera à son arrivée dans la capitale et l'introduira dans les arcanes de la mutation post-soviétique en cours à cette époque. Campé dans une Moscou à la fois somptueuse et sordide, où les stations monumentales du métro souterrain que découvrait alors le jeune narrateur ébloui, contrastaient terriblement avec la ville située en surface, «sentant partout l'asphalte, l'urine et le moisi », à un moment où y régnaient une spéculation immobilière et un business effrénés, dans une ville investie du jour au lendemain par une nouvelle faune grotesque, composée d'une génération spontanée d'oligarques, de mafieux réhabilités en entrepreneurs, de vieilles pointures de l'ancienne nomenklatura en pleine reconversion, d'arrivistes de tous poils, ainsi que «des millions de victimes anonymes des sauvages années quatre-vingt-dix», le récit de Stalen revisitera d'une voix indifférente à toute considération purement moralisatrice ou accusatrice, empreinte de ce cynisme détaché si caractéristique du style picaresque qu'elle adopte, le passé relativement récent et chaotique de la Russie post-soviétique.
La notion de «sous-locataire», retenue dans le titre de l'édition française (excellente traduction de Véronique Patte, récompensée d'un prix tout à fait méritant), ainsi que celle d' «espace de liberté privé» sont des métaphores récurrentes dans le roman (la Russie se caractériserait entre autres, d'après Bouïda, par cette contradiction incroyable entre l'étendue continentale de son immense territoire et l'exiguïté et la promiscuité qui affligent les conditions de vie et de logement de ses habitants !!). Stalen se définit d'entrée de jeu comme un « sous-locataire dans la vie et la littérature»; le nouvel ordre post-soviétique et l'économie de marché, après une bulle créée par une spéculation immobilière artificielle, permettraient malgré tout aux Russes d'accéder enfin à la propriété privé; en acceptant de jouer selon les nouvelles règles et de saisir les bonnes occasions, le jeune Stalen finirait par réaliser lui-même le rêve de générations et générations de russes, devenant à son tour propriétaire d'un logement ; les années quatre-vingt-dix seront associées par un autre personnage au « syndrome de la maison en flammes » qui définirait selon lui l'homme russe; Dostoïveski sera aussi cité à propos, lorsque se disant «locataire d'une maison en feu», l'écrivain déclarait «ne pas avoir de temps à perdre et de ce fait devoir aller à l'essentiel» : voici, parmi tant d'autres, quelques-unes des nombreuses occurrences de cet ordre filées par l'auteur.
La fin de l'ère communiste n'aura cependant rien apporté de fondamentalement nouveau à la grande «maison Russie» et à une très large majorité de ses occupants ; le peuple russe, à part le chaos d'un nouvel incendie imminent, semble conclure notre écrivain d'acier, n'en aura tiré aucun avantage particulier au change… Et puis, de toute façon, rajoutera Stalen-Bouïda, l'homme russe, « nihiliste, filou, coquin(…) a appris à ne croire en rien ni en personne, et à accueillir cette [nouvelle] monstrueuse réalité comme un rêve. Ce n'est pas un hasard si dans la littérature russe le thème du rêve et de la folie occupe une place beaucoup plus importante que dans n'importe quelle autre littérature».

Le nouveau règne d'un Poutine, dira-t-il vers la fin de son récit, brouillant au passage les frontières séparant fiction et actualité politique, dont le rôle pourrait après tout être assimilé dans l'imaginaire russe «aussi bien au tsar Nicolas qu'à Staline..", ne ferait que réactualiser les attentes de l'«idéalisme barbare» et atavique de l'homme russe, empêtré dans une mystique où «convaincu que le monde est prisonnier du mal, aucune réforme n'est en mesure de vaincre l'Antéchrist, seul le Christ peut nous débarrasser de son pouvoir et changer radicalement notre vie (…) nos élans bestiaux sont imbibés de ce marasquin religieux». Impossible transmigration, donc, pour cette âme tourmentée cherchant perpétuellement à échapper aux flammes du mal, rélégant «le libéralisme en Russie à une sorte de corps étranger, éternellement éphémère, que dire…ce n'est même pas un souffle, c'est un effluve, un parfum… ».
Mais pourquoi, après tout, me suis-je demandé, écrire une critique sur un livre où l'auteur a visiblement suivi la leçon apprise d'un de ses grands maîtres, qui dans ses « Carnets du Sous-sol » s'était chargé en amont de pointer les plus grosses ficelles et faiblesses de son récit? « Précis mais tarabiscoté », fera déclarer Bouïda, de l'intérieur même de la narration, par la voix de l'une des très nombreuses conquêtes féminines de son libidineux personnage, correctrice par ailleurs impitoyable des épreuves du premier livre publié par Stalen. «Sans humour, vos histories sembleraient too much», remarquera Phryné à la toute première lecture de ses carnets à lui..
Fin et truculent, très astucieux, intellectuellement exigeant et parfois excessivement rocambolesque pour être pris au sérieux, passant sans transition et sans vergogne de l'éthéré à l'éthylique, on ne pourrait reprocher en fin compte aux AVENTURES D'UN SOUS-LOCATAIRE que ce qui ferait exactement son charme et signature littéraire particulière: l'excellence dans l'excès (avec bien sûr, le risque d'une certaine gueule de bois découlant de sa consommation…!). En définitive, pour apprécier pleinement ce roman, il faudrait, c'est vrai, soit pouvoir faire preuve d'une certaine désinvolture en tant que lecteur, soit d'un bon métabolisme pour tenir ce mélange explosif concocté par Bouïda, cocktail réunissant à doses équivalentes les plus purs distillés provenant des Highlands intellectuels et littéraires avec les basses fermentations résultant de la macération d'ingrédients pas toujours très ragoûtants au palais et l'odorat, ainsi que les sucs d'une jouissance des sens sans entraves..
Que faudrait-il alors essayer de préserver dans cette maison constamment menacée d'incendie ? En digne héritier de la tradition du roman philosophique et picaresque du XVIII siècle, Bouïda s'abstient, me semble-t-il, de toute conception monolithique, de toute formulation à caractère moral lapidaire ou solution rédemptrice. Il ne serait revendiqué par le narrateur, en fin de compte, que la liberté de penser en dehors de tout «idéal qui écraserait la liberté de l'individu», en le faisant croire qu'il peut se transformer en héros moderne, par un quelconque «Méphistophélès du XXIe siècle s'arrogeant le privilège de résoudre les problèmes d'un monde sans personnalité».
Ou, en dernier recours, lorsque la désespérance s'emparerait de l'âme souffrante, de suivre tout simplement le conseil pratique prescrit par le père du narrateur :
« On se met un quartier de citron dans la bouche et on le colle au palais avec la langue. On ne se sent pas mieux pour autant, mais plus léger… »

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